Gilles Châtelet, normalien devenu mathématicien et philosophe, s’est aussi formé à l’économie. Il concrétise un mélange de ces trois disciplines dans son dernier essai Vivre et penser comme des porcs sorti en 1999 peu avant de se donner la mort. Essai à l’humour décapant et au verbe métaphorique, qu’il sous-titre : De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés. Dans ce court livre, il dénonce la tyrannie de la moyenne qu’impose le capitalisme sous sa forme néolibérale, fondé sur le triptyque : Politique, économie et cybernétique (théorie des systèmes et des réseaux de communication). Plongeons rapidement dans cette lecture qui prend des tournures autant pamphlétaire que prophétique et dont il reste encore aujourd’hui à extraire beaucoup de sens.
Châtelet démarre par la description d’une soirée mondaine parisienne, allégorie d’un ordre libéral qui sait le temps de sa domination arrivé. Il va s’imposer au monde dès le début des années 1980 avec Reagan, Tchatcher et en France, Mitterrand qui enclenchera le pas en 1983. Cette politique qui marque le début de la domination du Marché dont sa théorie principale celle « de la Main invisible, qui ne prend pas des gants pour affamer et broyer sans bruit » et qui impose en force politique « ce qui finit toujours par exsuder des classes moyennes : crainte, envie et conformisme » selon le Philosophe. Mais où veut-il en venir ?
Il commence, avec un vocabulaire piquant, par décortiquer les logiques politiques et économiques à l’œuvre dans ce qu’il appelle la «Contre-Réforme libérale». Remontant jusqu’à Hobbes et son Léviathan (1651) qui fonde, selon lui, l’état de nature et l’arithmétique politique en instaurant la notion de corps ou de particule politique. Hobbes décrit la population comme une addition de corps politiques, chaque corps représentant l’unité de mesure de l’individu. Ces corps ont des pulsions, des désirs, des volontés divergentes, ils représentent un « chaos » qui agit librement et trouve un sens commun par l’harmonisation du « tous » par le « chacun ».
De quelle harmonisation s’agit-il ? Ce qu’introduit Hobbes et qui marque selon Châtelet la naissance de la soumission à « l’homme moyen » en même temps que la légitimation de la monarchie absolue du XVIIème siècle, c’est la nécessité d’un Souverain qui régit et harmonise les volontés « libres et solitaires » de chacun, sans quoi l’état de nature de l’homme ne permet pas une vie sociale paisible.

« Marché = Démocratie = Majorité d’hommes moyens »
Gilles Châtelet, poursuit sa généalogie, passant par Quételet (1) et sa théorie de l’homme moyen. Selon lui « l’homme moyen est à la nation ce que le centre de gravité est à un corps ». La voie est donc libre pour que l’on résume à travers la somme de toutes les particules politiques calculées en moyenne, donc lissées, les forces ou plutôt la force agissante d’une société. On fait naître une majorité, soi-disant signe de la démocratie, qui guidera les décisions politiques de tous. Exit donc les volontés dissidentes, les « extrémités ». Gilles Châtelet résumera magnifiquement la logique de l’introduction de la statistique dans le champ politique par les mots suivants : « Il s’agit toujours d’appliquer le même principe qui avait assuré le triomphe de la Main Invisible : faire entrer l’Homme ordinaire dans un marché de dupes, lui faire croire qu’il concocte lui-même son point fixe comme d’autres font de la prose sans le savoir, et lui faire contempler – pour mieux le mettre hors de portée – ce point fixe censé surgir d’un flux fraternel de millions de molécules de volontés d’hommes ordinaires » . L’identité de la population est dès ce moment réduite à son centre, investit d’une autorité morale pour guider le choix de tout le monde, la notion de dictature de la majorité n’est plus très loin. La compilation de ses particules forme une opinion commune, répondant à des règles arithmétiques qui pourront s’inscrire sur le terrain d’un Marché politique. Là se trouve déjà les prémices de la cybernétique, qui apparaîtra avec le développement des sciences de l’information et de la communication du milieu du XXème siècle.
Vision de l’homme moyen qui conçoit « la multitude [les hommes] comme une masse possédant tous les caractères de fluidité, de prédictibilité « d’opérativité » impersonnelle d’un marché. » C’est précisément à ce moment que la statistique [au milieu du XVIII avec Quételet] est introduite dans la politique pour gérer la multitude d’individus. Le champ théorique est déjà mûr pour que le Marché arrive dans nos sociétés.
Cette arithmétique, selon Châtelet, forme donc un Marché des vouloirs politiques dont les politiciens vont devenir les « entrepreneurs, les fournisseurs de biens et services politiques » pour se disputer « le marché des votes de citoyens-panélistes-consommateurs » (chapitre 5). Il appellera cela la démocratie-marché.
Une généalogie du néolibéralisme
C’est là toute la force de cet ouvrage, qui, toujours avec son ton fougueux et irrévérencieux, décortique les mécanismes du Marché qui fait passer l’homme ordinaire – l’artisan libre par exemple – en homme-moyen – le salarié – apathique et crétinisé car vidé de toute originalité, les sphères du pouvoir ne s’appuyant seulement sur ce qui est commun au plus grand nombre, cette « chaire à consensus ».
Le marché, dont le néolibéralisme amorcé à partir des années 1980 est le dernier visage, est selon lui un moyen de dompter les volontés de chacun pour en faire une joyeuse guerre du « tous contre tous » par la consommation et passer de « citoyens ordinaires » à des « neurones sur pieds » dont on calcule la volonté par des méthodes mathématiques. Il poursuit son ouvrage en démontrant comment cette idéologie qui couple, politique, économie et cybernétique, lisse notre vouloir, nos goûts mais aussi notre monde physique (il prend pour parfait illustration l’autoroute comme exemple de fluidité dont le marché a besoin pour exister), pour nous amener à vivre et penser comme des porcs.
A la fin de cet essai, d’une sagacité mordante et d’une critique virulente, il entrevoit la possibilité d’une sortie de cette démocratie-marché par une prise de conscience politique que les particules en marge sont le moteur du changement, du progressisme. Il est primordial de prendre en ligne de compte les individus qui ont « l’audace de se déterminer hors du stationnaire [caractérisé par l’homme-moyen] ». Il insiste aussi sur la formation d’une élite proprement démocratique « nul individu, nul lobby, nulle communauté, nul parti ne possède de vocation privilégiée à l’exercice du pouvoir et donc, pas de démocratie sans production démocratique de l’élite ». À bon entendeur…
Gary Libot
Plus d’informations : http://www.leslibraires.fr/livre/526003-vivre-et-penser-comme-des-porcs-de-l-incitatio–gilles-chatelet-folio?affiliate=babelio&
(1) Lambert – Adolphe Quételet (1796-1874) est un mathématicien, statisticien et astronome Belge.
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