Dead Man: une histoire de plumes et de sang

« Quel est ton nom ? »


«  William Blake »


«  Ton nom est William Blake ? Alors tu es un homme déjà mort »

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Dans cette scène, le personnage de William Blake arrive à la fin de son voyage initiatique.

Ainsi se résume le chef d’oeuvre de Jim Jarmusch, réalisé en 1995 et intitulé  Dead Man.

C’est l’histoire d’un homme rangé, qui n’a jamais dérivé de son chemin. L’histoire d’un homme muté à l’autre bout du pays, en route sur le même chemin de fer que celui de la ruée vers l’or. Un homme en route vers son destin, qui change radicalement dès le moment où il arrive à la ville de Machine.

C’est là-bas que William, comptable lambda, arrive deux semaines trop tard et se fait congédier par l’entreprise qui devait l’engager. Ayant dépensé tout son pécule pour le voyage, il se retrouve en vagabond.

Au détour d’une soirée un peu trop alcoolisée due à sa déception, il rencontre une jeune femme qui vend des fleurs en papier.

Pour faire court, il visite sa chambrette –vous comprenez bien la suite– lorsque le fiancé de la donzelle fait irruption, et, meurtri par son adultère, sort un revolver.

William tire le premier d’une arme trouvée sous l’oreiller, au même moment où la jeune femme se jette sur lui pour recevoir la balle qui lui était destiné par l’amant brisé.

Tout va très vite, les fiancés s’écroulent dans un dernier souffle, leur destin brisé par un comptable qui n’avait rien à faire là.

Image result for dead man jim jarmuschWilliam Blake (joué par Johnny Depp) et la petite vendeuse de fleurs (jouée par Mili Avital) surpris en plein adultère.

Une chasse à l’homme déjà mort

C’est ici que l’histoire commence.
Le fiancé s’avère être le fils de l’homme le plus influent de la ville de Machine.

Ce dernier, désirant venger la mort de son fils, lance trois chasseurs de têtes à la poursuite de William, qui se retrouve fugitif et blessé par les éclats de la balle.

Se vidant de son sang, William Blake tombe dans les pommes à quelques kilomètres de la ville.
A son réveil, un indien est à ses côtés et ne le quittera pas le temps de son périple.

 

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Le vrai William Blake, peintre et poète mort en 1827. Source: Wikimédia.

 

C’est une histoire de sang et de plumes.

Le film retrace le contexte social de l’époque de la ruée vers l’or, entre massacre de natifs américains et violence gratuite des bandits.

Mais c’est surtout un voyage spirituel, à l’image des poèmes du vrai William Blake.

Peintre et auteur, il reste encore aujourd’hui connu pour son long poème intitulé « Le Mariage du Paradis et de l’Enfer ».

Un vers tiré de celui-ci a inspiré toute une génération, près d’un siècle plus tard: celle du psychédélisme.

 » If the doors of perception were cleansed, then everything would appear to man as it is: infinite. »

«  Si les portes de la perception étaient nettoyées, alors toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est: infinie. »

Ainsi contait William Blake en 1790.

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En 1954, Aldous Huxley écrivait « Les portes de la perception », étude des effets de la mescaline, la drogue des chamans.

En 1965, Jim Morrison rencontrait Ray Manzarek dans une villa en bord de plage à Los Angeles et ils créaient alors le fameux groupe The Doors. Un nom choisi en hommage direct au bouquin de Huxley mais aussi au peintre.

Toute une génération, des années 60 aux années 70 ont connu William Blake sans jamais le rencontrer: à travers ses hommages et les oeuvres qui ont découlé de la sienne.

Mais alors pourquoi une telle propagation, aussi tardive ?
Simplement car, comme le peint le film Dead Man, l’oeuvre de William Blake est une invitation au voyage spirituel.

C’est une proposition d’explorer les méandres de l’esprit, de contempler son alter-ego, de découvrir ce qui se cache au fin fond du cerveau humain.
Et qu’avons-nous de plus en commun que nos organes, notre fonctionnement physiologique ? Que notre esprit si vaste que nous n’en comprenons pas les nuances depuis la nuit des temps, nous poussant à la course de la connaissance depuis des siècles ?

 

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Gary Farmer et Johnny Depp dans Dead Man.

La persécution des indiens

Dead Man nous emmène également dans la métaphore du génocide amérindien.

Il s’y oppose les chasseurs de têtes, tous issus des immigrés venus coloniser les Amériques, aux natifs américains, reclus dans les forêts où leur royaume s’échafaude autour de totems et de hautes murailles de bois peint.

Pour rappel, 90% des tribus ont disparu suite à la colonisation des terres américaines.

Aujourd’hui encore, les descendants de ces peuples continuent le combat pour leur terre: exterminés, volés, meurtris, les américains les ignorent et continuent de faire couleur leur sang.

L’exemple abominable de Standing Rock et la construction du Pipeline, d’abord annulée sous le mandat d’Obama puis rétablie sous celui de Trump, n’est qu’un exemple de l’oppression qu’ils subissent depuis l’arrivée des européens sur leur terre.

Standing Rock contre le projet d’oléoduc

 

C’est en 2014 que les premiers sons de cloche d’un projet d’oléoduc parviennent aux oreilles des tribus Sioux. La canalisation longue distance, de plus de 1931 km de long, devait traverser le Dakota du Nord jusqu’à la côte du Golfe.

Courant 2016, des milliers de protestants, quasiment tous issus des tribus natives américaines, se sont installés en camp pour empêcher la construction de l’oléoduc. La raison est très simple: les terres mises en construction sont un site sacré pour ces populations, où leurs ancêtres sont enterrés depuis des centaines d’années.

Soutenus par plusieurs célébrités, dont Neil Young, ils avaient finalement eu gain de cause avec l’administration Obama. En effet, celle-ci avait décidé d’écarter le projet de construction. Une victoire pour les indiens, qui protestaient depuis des mois dans des conditions déplorables.

 

Le camp de Standing Rock, plongé dans les froides températures de l’hiver. Source: Time

Malheureusement, le répit n’aura que peu duré. Donald Trump avait promis pendant sa campagne la construction de ce pipeline. La promesse aura été remplie dès ses premiers jours de mandat. En répondant aux lobbies du pétrole, le président des Etats-Unis oblige les Amérindiens qui occupaient le territoire à partir.

 

Et les indiens l’ont fait avec brio. En dernier signe de protestation sur ces lieux sacrés, ils rasent leur camp par le feu. Dans les flammes, leur colère ne fait que grandir. Les derniers protestants sont vite arrêtés pour « entrave à un ordre de justice ».

 

Le 10 mars 2017, les indiens décident de remettre la protestation en route. Des tipis se sont élevés en symbole devant le Mall, l’esplanade en plein cœur de Washington DC, qui va du Capitole au Washington Monument.
Pour en savoir plus:
Des tentes indiennes chez Trump

 

 

Aujourd’hui, le projet est toujours en cours mais les indiens ne désespèrent pas, ils continueront de protester jusqu’au bout. L’ONU a déclaré le 6 mars que les Sioux de Standing Rock étaient « insuffisamment entendus ».

 

Dans le film, l’indien Nobody (joué par Gary Farmer) est un guide spirituel. Il est à l’image des indiens d’Amérique qui subsistent en marginalité aujourd’hui.

Sa culture est naturelle mais son personnage est instruit: il est allé à l’université, il a lu les bouquins essentiels. Mais il a décidé de revenir au sein de sa forêt, de sa tribu. Il a choisi le chemin de la nature et du fondement même des choses.

William Blake, comptable dans le film, est un citadin aux idées sociales bien communes. Perdu dans un destin soudainement devenu tragique, il n’a de choix que d’avancer et trouver ses propres réponses.

Au fur et à mesure de leur route, Nobody ne fait que lui souffler des directives spirituelles. Il cherche à lui faire prendre conscience de son être mais aussi de l’importance des choix qu’il va décider de prendre.
Même si la mort semble être la seule finalité pour William dans le film, sa transformation est progressive et incroyable. La fin du long-métrage est une des plus belles métaphores cinématographiques.

Malgré son symbolisme et son mysticisme très poussé, Dead Man parle de sujets encore actuels. Que ce soit sur la nature humaine ou sur l’oppression des peuples natifs, c’est un film engagé derrière sa direction de photographie à couper le souffle.

 

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Les chasseurs de tête (de gauche à droite: Eugene Byrd, Michael Wincott, John Hurt) et le père du fiancé mort (Robert Mitchum)


Si nous ne pouvons rien faire contre certaines injustices, nous pouvons toujours en prendre conscience.

Dead Man est un film magnifique que je vous invite à regarder et à contempler. Si vous n’êtes pas encore convaincu, la bande sonore est réalisée par Neil Young avec une guitare électrique seule et vous transporte sur des chemins dont vous n’aviez pas soupçon.

Et si ça non plus ça ne suffit pas, le rôle principal de William Blake est joué avec brio par le polymorphe au charme complexe, j’ai nommé Johnny Depp.

Alors, et si vous voyagiez dans l’Amérique du XIXème siècle, aux côtés d’un fugitif, prenant le chemin de l’élévation spirituelle ?