Littérature : « Vies Minuscules » de Pierre Michon

En huit récits de personnes qui ont croisé son chemin, Pierre Michon se fait le témoin de la société dont les autres sont les acteurs. Le narrateur, qui est l’auteur lui-même, se place davantage comme un observateur de ces moments de vie qu’il a côtoyés et qu’il décrit dans Vies Minuscules.  Il a obtenu le prix France Culture l’année de sa parution, en 1984.

L’interview de Pierre Michon dans l’émission Boomerang, sur France Inter, en octobre 2016, est à retrouver ici.

Le récit de l’Homme

Le titre de l’oeuvre n’est pas anodin. Ces « Vies minuscules » qualifient à la fois des personnes, que l’on croise de manière éphémère, mais également des moments de vie. En établissant ce que sont ces « gens de peu », comme Pierre Michon les appelle, il établit ce qu’est la vie elle-même. Le cours d’une vie est à l’image de ce livre, composé de parties qui sont à la fois hachées et en résonance constante, avec des accélérations et des ralentissements.

La société est également au cœur du récit, puisqu’il est construit autour des liens entre le narrateur et les autres, dont il écrit l’histoire. Pierre Michon propose une écriture subjective de l’autre, assujettie à sa perception propre, influencée par des émotions et des événements externes. Cela permet d’explorer la complexité des liens humains. La description de cette société passe également par les lieux qui servent de cadre au récit. Cela commence par l’école, qui est le premier lieu de la sociabilité, où le rapport à l’altérité se forge puisque l’on quitte le nid familial et qu’il faut créer sa propre place parmi les autres. La société prend également place dans le village, où l’on fréquente certaines personnes et certains lieux plutôt que d’autres. C’est aussi le cas de l’église ou de l’hôpital psychiatrique, deux lieux qui sont des micro-sociétés en eux-mêmes. Le couple est enfin le lieu où le rapport à l’autre est à son paroxysme, puisque les deux identités doivent entièrement se construire l’une par rapport à l’autre.

En présentant ces personnes, il en présente aussi les failles. Ils aiment avec maladresse. Ils ont des obsessions. Ils sont violents. Ils se réfugient dans l’alcool et les drogues. Ils se lassent. Ils échouent.

L’échec de l’écriture, l’écriture de l’échec

« Qu’avais-je à faire de ces sottises, moi qu’un peu de poudre blanche consacrait quotidiennement Grand Auteur ? Une matinée exaltée, inféconde et funèbre, mais je le répète, gaie, commençait ; j’étais flamme et feu froid, j’étais glace qu’on brise et dont les beaux éclats, si variés, étincellent ; des phrases trop pressées, profuses et guillerettes sinistrement, traversaient sans trêve mon esprit, en un instant variaient, s’enrichissaient de leur volatilité, et fleurissaient à mes lèvres qui les jetaient dans l’espace triomphal de la chambre ; nul thème ni structure, nulle pensée n’entravait leur prodigieux babil ; cachée dans tous les coins, tendrement penchée sur moi et buvant à mes lèvres, une grande Mère éblouie, bienveillante et toute oreille, accueillait le moindre de mes mots comme de l’or trébuchant ; et or, mon moindre mot sonnait à mes oreilles, se décuplait en mon esprit, or second ressortait par ma bouche : avare, je n’en confiais pas une once au papier. Comme j’allais bien écrire ! me disais-je pourtant ; ne suffisait-il pas que ma plume maîtrisât le centième de cette fabuleuse matière ? Hélas, elle n’était telle que parce qu’elle n’avait ni ne tolérait de maître, fût-ce ma propre main. L’eussé-je écrite qu’elle n’eût laissé sur la page que cendres, comme une bûche après la flambée ou une femme au sortir du plaisir. Allons, j’allais tout de même écrire tout à l’heure, rien ne pressait. »

Cet échec, c’est aussi celui du narrateur. Sa relation aux autres est bancale d’après ce qu’il en décrit, mais c’est d’abord parce qu’il ne parvient pas à écrire, comme il le souhaiterait. Chacun des différents récits revient sur la difficulté que représente l’écriture, du fait de la recherche de l’inspiration, des mots, et de la page blanche. Le narrateur explique qu’il a longtemps attendu que les mots se présentent à lui, comme le veut la tradition littéraire, propre notamment aux poètes tels que Paul Valéry et Arthur Rimbaud. Ce dernier a d’ailleurs beaucoup inspiré Pierre Michon, qui a publié en 1991 Rimbaud le Fils, et dans lequel il parle de ce qui a mené le poète à l’écriture.

L’auteur parvient à relater l’échec de l’écriture auquel il a fait face de manière systématique et répétée tout en proposant un texte magnifique et parfaitement maîtrisé. L’absence d’écriture est décrite par le foisonnement de l’écriture. Les deux se mettent l’une et l’autre en exergue puisque les mots servent le récit tout en étant mis en avant par celui-ci.

Rachel Pommeyrol

Vous pouvez trouver le livre ici.