Pédophilie dans le sport : un cruel manque de moyens pour lutter

La parole commence tout juste à se libérer, dans le monde du sport. Et l’omerta concernant les abus sexuels sur mineurs de rompre, après de nombreuses révélations ces derniers mois, dans le patinage artistique, l’athlétisme, ou la natation. Des affaires qui touchent les sports olympiques, alors même que les gens interrogés s’accordent à dire que le monde du sport n’en est qu’au début de sa prise de conscience. Les affaires vont se multiplier, ce qui amène une réflexion chez Homayra Sellier, présidente de l’association Innocence en danger : « Les abus sur mineurs sont une pandémie dont le vaccin est connu, mais n’est pas appliqué ». Pourquoi ce constat ? Enquête sur des violences dont le remède est disponible, mais si coûteux à administrer.

Le mal revêt plusieurs visages. Parfois, il prend celui d’entraîneurs sportifs qui abusent et violentent des mineurs, profitant de la relation de confiance tissée avec eux. Parfois, le mal a le visage des nombres. Ceux des années que mettent certaines affaires à remonter à la surface, par un mécanisme tant psychologique que judiciaire. Ceux du temps dont les Fédérations disposent pour lutter contre ces violences, mais qu’elles n’utilisent peut-être pas toutes suffisamment, pour solutionner ou prévenir ce qui pourrait l’être. La prise de conscience et l’ampleur du problème des abus sexuels sur mineurs dans le monde du sport commencent à peine à frapper les esprits, au fil de derniers mois marqués par une suite de révélations d’affaires. Le mal a ainsi parfois le visage des chiffres, et Homayra Sellier, présidente et fondatrice d’Innocence en danger, rapporte ceux d’une affaire débutée en 2010-2011, dans laquelle l’association va être partie civile au procès dans quelques semaines. « En 2010, un entraîneur de football en Suisse abusait de joueurs mineurs dont il avait la charge. Un premier procès a eu lieu quelques années après les agressions, en 2015. Peu de temps suivant celui d’Outreau, d’ailleurs (le 3e du nom, ndlr). Mais la personne a été relaxée. Il y avait 13 victimes à ce moment-là. Dans quelques semaines, va avoir lieu un nouveau procès concernant cet homme comme prévenu. Désormais, il y a 30 victimes. »

Entre 10 et 15 personnes m’ont contacté pour dire qu’elles avaient été agressées. Leurs entraîneurs sont toujours en poste.« 

Audrey Larcade, licenciée dans la Fédération Française d’Equitation (FFE), a aussi enduré ce temps qui passe. Âgée de 14 ans, elle est violée par son entraîneur, dénommé A., en 2000. C’est en 2013 qu’elle porte plainte, suivant le chemin emprunté par de trop nombreuses victimes, prises dans un cercle vicieux, ne trouvant jamais le bon interlocuteur, n’osant pas parler, soumises à l’immense pression des agresseurs, faisant ce que leur entraîneur leur dit, par peur de briser un rêve sportif. En 2014, cette plainte est classée sans suite. « J’ai porté plainte avec une autre victime, Julie, mineure au moment des faits. Mais aussi une troisième personne, Elodie Benaïm, (majeure quand A. a abusé d’elle). La plainte a été classée sans suite. On ne sait pas pourquoi, à part supposer d’un classement 21, pour infraction pas assez caractérisée. Alors qu’il avait tout avoué. Nous n’avons pas compris : sur le dossier était marqué “viol sur majeures”, ce qui n’était pas le cas pour Julie et moi. » La jeune femme de 34 ans, aujourd’hui mariée et mère de trois enfants, directrice d’un centre équestre, réussit au moins à ce que l’entraîneur ne puisse plus donner cours. Une petite victoire, au vu d’autres chiffres présentés par des rapports ou enquêtes… « Aujourd’hui, il n’a plus d’autorisation d’exercer, suite à une enquête administrative qu’on avait demandé. Mais il peut toujours se rendre dans le centre équestre, y travailler… En fait, il ne donne juste plus de cours. Mais il n’y a pas d’injonction d’éloignement. Cela ne change pas grand-chose, au final. » Quand ce qu’elle a subi est publiée par L’Obs, en septembre 2020, d’autres victimes la contactent. « Je ne m’attendais pas à ça. Des personnes m’ont envoyé des messages de soutien, m’ont remercié d’avoir parlé. Et d’autres personnes se sont signalées, des victimes. Entre 10 et 15. Leurs entraîneurs, ceux qui les ont agressées, sont toujours dans la Fédération d’Equitation. Ils exercent toujours. » Trois jours après la publication de l’article, Audrey Larcade reçoit une confirmation d’audition auprès du pôle jeunesse et des sports du ministère, pour la mise en examen d’A.

Audrey Larcade et A. Photo DR.

Des Fédérations qui prennent seulement la mesure du problème, le signalement de l’agresseur d’Audrey Larcade pas transmis au ministère des sports à l’époque

« Roxana Maracineanu (ministre des Sports) veut rencontrer les candidats à la présidence des fédérations les plus touchées par les violences sexuelles, citant notamment l’équitation. La ministre désire  » responsabiliser les fédérations « . À la FFE (Fédération Française d’Equitation), on indique ne pas être informé. » explique le journal L’Equipe, le 14 novembre 2020 dernier. Curieusement, la FFE n’avait elle pas remonté le signalement d’Audrey Larcade au ministère des Sports, quand la championne d’équitation-western alertait sur les actes de son entraîneur en 2013… « Les Fédérations ne font rien, ne bougent pas, pour elles ce n’est pas de leur faute ce qui arrive. Il y a une forme d’Omerta de la FFE, on peut dire ça. Je me suis battu pour que mon signalement soit remonté, explique Audrey Larcade. Sauf que ce qui s’est passé, c’est que la FFE n’a jamais envoyé mon signalement au ministère des Sports. Ils m’ont fait croire que ça avait été envoyé, alors que ça n’a pas été le cas. Je les ai appelés tous les jours, jusqu’au moment où j’ai moi-même contacté la Jeunesse et les sports, pour leur transmettre mon dossier en interne. Il n’y a pas de passerelles entre la justice et les fédérations, entre le ministère des Sports et les fédérations. C’est problématique. » Un dysfonctionnement majeur, alors même que les faits étaient signalés de manière précise à la Fédération, et que le présumé coupable avouait. « Vraisemblablement, la Fédération à autre chose à faire, continue Audrey Larcade. Il n’y a pas de sensibilisation, à part des parades commerciales, quelques réponses pour faire bonne figure, mais il n’y a pas de vraie gestion et de protection des licenciés. Ils n’ont pas voulu être partie civile dans mon procès par exemple, pas voulu choisir entre deux licenciés, la victime et l’agresseur. » Contactée pour discuter du plan de prévention, la FFE communique que le contexte sanitaire actuel ne lui permet pas de répondre à des questions tout de suite.

Crédit photo : Laura Joos.

L’absence de ce signalement remonté au ministère des Sports s’inscrit dans les 77 affaires marquées par des « dysfonctionnements majeurs », révélées par le site Disclose en janvier 2020. Pour des faits qui s’étalent de 1970 à nos jours, en gymnastique, football, natation, soit 28 sports différents. Cet été, Roxana Maracineanu a rendu public les premières estimations concernant la violence sexuelle sur mineurs dans le milieu du sport, commandées suite à ces révélations. 177 personnes ont été mises en cause depuis, dans quarante fédérations sportives différentes, donnant 67 interdictions d’exercer. Pour Homayra Sellier, les viols ayant pour victimes des enfants, en sport ou ailleurs, sont « une pandémie mondiale qui touche une personne sur cinq, dont on connaît le vaccin depuis des années. Un vaccin qui n’est pas appliquéLes pouvoirs publics, les Fédérations sportives, tous peuvent et doivent mieux faire. » Un constat accentué par le fait qu’énormément d’associations existent, traitant elles-mêmes des dossiers, impliquées comme partie civile dans de nombreux procès. « Chaque semaine, on reçoit entre 10 et 15 signalements suppplémentaires » se désole la présidente d’Innocence en danger.

En athlétisme, la Fédération, suite à de nombreuses violences sexuelles (témoignage d’Emma Oudiou, affaire Giscard Samba…) a elle insisté sur la prévention, raconte Kevin Nevejans, président d’un club de la discipline en région parisienne. Une charte à signer, et une formation renforcée pour reconnaître les cas d’abus, signaux faibles comme forts, avec des modules à suivre, comme celui de « responsabilité et éthique », rendus obligatoires dans toutes les formations, qu’elles soient pour entraîneurs ou dirigeants. Sous peine de ne pas valider le diplôme, et ainsi de ne pas pouvoir enseigner. A contrario, M.Nevejans indique qu’un extrait du casier judiciaire n’est pas demandé lors du recrutement par un club. De plus, le dirigeant n’a jamais eu lui de retours dans sa carrière, confirmant le tabou qui enchaîne encore la parole en sport, même si la prise de conscience arrive en athlétisme, notamment grâce à l’affaire Oudiou. Si la discipline semble ainsi s’être donné les moyens de commencer à lutter, le phénomène constitue encore aujourd’hui la face immergée de l’iceberg.

Un manque de moyens qui revient dans tous les discours, entre fichier judiciaire des auteurs d’infractions sexuelles en question, et les limites de l’humain

F.SK, commandant à la police judicaire de Lille, dans la brigade criminelle, pointe les difficultés des affaires concernant des mineurs, et celles des moyens humains. « On a une nouvelle affaire avec un mineur comme victime présumée par semaine. Pour le sport, à l’avenir, ce nombre va exploser. » Le commandant évoque aussi le fameux FIJAIS, fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles et violentes. Un fichier important, mais questionnable. Si sa consultation n’est bien évidemment pas permise à tout le monde, afin de ne pas déclencher de chasse aux sorcières, seules les autorités (comme les officiers de police judiciaire, dans le cadre d’une enquête) ont le droit de le consulter, et sous conditions. Lors du recrutement d’une personne, le secteur et l’emploi public(s) peuvent consulter ce fichier. Une possibilité interdite aux entreprises privées, et donc aux associations, clubs ou autres entités sportives. F.SK. indique qu’une alerte, envoyée quand le contrat ou le nom d’une personne recrutée comme entraîneur ou éducateur est rentré administrativement, n’existe pas. Une solution pour respecter le fonctionnement du FIJAIS qui aurait été envisageable, alors que le fichier contient aussi les noms de personnes impliquées dans une affaire mais innocentes. En somme, pour le commandant, l’employeur d’un ancien auteur d’infraction ou de violence sexuelle s’expose à un risque « Le recruteur a soit la chance de tomber sur une personne qui assurera sa mission et fera son travail. Mais elle prend aussi le risque d’engager une personne susceptible de récidiver. Il ne peut pas savoir. »

Autre acteur ayant accès au FIJAIS, les greffes chargés du suivi judiciaire des auteurs d’infractions et de violences sexuelles. Encore un autre problème, raconte le policier : « Quand la personne sort de sa peine, il peut y avoir un suivi. Avec des mesures, comme des interdictions de travailler avec des mineurs, se présenter au commissariat pour attester de son lieu d’habitation, des soins… Pour suivre ces auteurs d’infractions, on a un être humain à chaque fois. Pour réussir à faire ce suivi, les contrôleurs enquêtent, se renseignent auprès des préfectures, des fédérations, afin de savoir si les auteurs ne travaillent pas au contact des mineurs. Ce qui n’est quasiment jamais fait. C’est impossible, vu la masse énorme de travail que ça représente, et des moyens donnés à la justice pour le faire. Il faut bien imaginer le nombre d’affaires concernant des mineurs que la justice traite. Cela explique pourquoi certains passent à travers les mailles du filet. Forcément, parce que les moyens dont sont dotés la justice, l’administration pénitentiaire, la police, pour surveiller les obligations d’une personne, ces moyens ne sont pas suffisants. Il y a de plus en plus de personnes à surveiller, et de moins en moins de personnes pour le faire. Un contrôleur peut parfois avoir 200 auteurs de violences sexuelles à suivre. Il n’y a tout simplement pas assez de moyens pour assurer le suivi judiciaire post-condamnation de ces auteurs. Les techniques théoriques mises en place sont efficaces dans l’absolu, mais les carences ne permettent pas en réalité une vraie efficacité. »

Pourtant, le budget pour la justice est de 7 milliards d’euros (chiffres de novembre 2019, source gouvernementale, hors salaires), dont 3 millions pour le judiciaire et 800 000 euros pour la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse). Au total le budget de la justice correspond donc à 7 milliards sur 190 de budget étatique… Pour 2020, l’ex-ministre de la Justice, Nicole Belloubet, avait présenté en projet une augmentation de 4%, pour un total de 7,585 milliards. Auxquels doivent s’ajouter plus de 1 500 nouveaux emplois. Pas de trop pour lutter plus efficacement, alors que les peines d’emprisonnement pour les auteurs d’infractions et de violences sexuelles sont en moyenne de 8,8 mois, toujours selon le rapport de 2019 des chiffres-clés de la justice.

Crédit photo : Lola Mahieu.

Une justice submergée

En aval du signalement pur, la justice accuse elle aussi des lacunes. Contacté, Maître Sézille, avocat au barreau d’Amiens spécialisé en droit pénal, et qui représente aussi bien victimes que des agresseurs présumés, pointe les carences. « Le manque de moyens est énorme. L’autre manque, pour moi en tant qu’avocat, c’est celui d’information au public ; on n’explique pas assez les choses, comment fonctionne la justice, qu’elle est lente parce que les procédures et les délais sont lents. En cas de faits concernant des mineurs, il y a obligatoirement une enquête du juge d’instruction. Il n’y a pas de comparution immédiate, jamais. Le souci, c’est que ces affaires demandent des actes, effectués par des experts (par exemple une analyse de tissus, une expertise technique, une évaluation psychologique). Cela coûte cher, et prend du temps. Les magistrats sont même sensibilisés à une logique d’économie ! On amène une variable économique dans la justice, alors que des gens ont vécu des choses graves. » Ce manque de moyens concerne aussi les victimes, qui ne reçoivent pas tout le temps l’aide juridique nécessaire, indique Me Sézille. Audrey Larcade déplorait et pointait cet aspect au moment de sa plainte en 2013. Elle s’est depuis tournée vers un cabinet d’avocats réputé avec Me Sûr, ancien bâtonnier de Paris. Mais c’est une possibilité qui n’est pas permise à tout le monde.

Nathalie Noulé, médecin légiste pour enfants depuis 25 ans et rattachée à la Cour d’Appel de Douai, confirme ce manque de moyens de son côté. « Les tribunaux sont débordés. Et plus important, la prise en charge n’est pas homogène en France. Entre les différentes zones géographiques, des brigades de police très spécialisées, la gendarmerie qui a plutôt l’habitude de gérer d’autres infractions, les moyens mis à disposition de la police et de la justice… Quand il y a un désert médical, il y a aussi un désert juridique par exemple. Certains passent entre les mailles du filet. Quand dans certaines zones, les tribunaux croulent sous les affaires. »

L’omerta prend fin, tout le reste est encore à faire

En sport, la médecin n’a pas traité beaucoup de cas jusqu’à présent. Mais ceux-ci arrivent. « Je ne m’attendais pas à une telle ampleur pour le sport, avec ce qui a été révélé ces derniers mois. Nous n’en sommes qu’au début. Je suis aussi surprise par le temps que mettent les victimes pour parler, que ça soit à leurs parents ou autre. La relation de confiance avec l’entraîneur, les menaces, la pression jouent. » Homayra Sellier va plus loin dans ce sens : « Dans les sports olympiques, les cas vont exploser. » Le monde du sport semble assommé par ce qu’il découvre de semaine en semaine.

Ainsi, entre la difficulté de trouver et mandater des experts, de prouver des accusations, les vices de formes et de procédure, en allant jusqu’à des délais de prescription parfois dépassés, Claire Brisset, ancienne défenseure des enfants pour l’Unicef, estime que « 70 % des plaintes pour viols de mineurs échappent à toutes poursuites en France. »

Par Clément Maillard et Nathan Bricout

Photo en Une : DOMAINE HIPPIQUE DE CAHYANE (DHC), Route de Langoiran, Saint-Gènes-de-Lombaud, France, photo Philippe Oursel.