Des origines à 1914, histoire de la caricature, histoire d’une écriture

A la vue des récentes polémiques ayant jailli ici et là, la caricature pourrait être considérée comme une dérive récente de la société. Après tout, elle aurait pu naître tant par l’excès de liberté accordé ces dernières années que par l’effacement de la marque du devoir de l’individu au profit des droits de la personne. Toutefois, cela serait oublier les millénaires de pratique que connaît l’art de charger.

Lorsque le vice-ministre de la Culture turc traite de « fils de chiennes » les auteurs satiriques du journal français Charlie Hebdo, il semble exposer indirectement un conflit de civilisations qui, par une histoire différente, ne saurait s’accorder sur la possibilité ou non de carricare, soit lester d’une charge un trait pour le faire ressortir.

Tandis que son pays accorde une grande place au sacré, c’est-à-dire l’élément sur lequel l’Homme ne saurait avoir de prise, la France quant à elle est héritière d’un art rodé par les siècles et qui rayonna principalement dès le XIXe.

Si déjà les auteurs grecs comme Ctésilope et Antiphile mirent en valeur cette pratique du grossissement des traits, et que le théâtre classique donnait à ses acteurs des masques expressifs pour jouer les émotions, la caricature apparut en France quant à elle dès le Moyen-Age et les prémices de la société chrétienne. Tandis que les églises et basiliques se couvraient de gargouilles représentant les vices, de vitraux imageant les vertus, la littérature elle-même fit de la caricature un ressort du comique : Castigat ridendo mores.

C’est ainsi que des fabulistes tels que La Fontaine purent composer à partir d’animaux des promenades dans le registre des moeurs humaines, que Molière fit de ses précieuses pièces la peinture d’une réalité souvent ridicule, que la physiognomonie s’invita dans l’oeuvre de Balzac pour déterminer ses personnages.

Mais c’est en 1830, après la révolution qui chassa du trône Charles X, que la caricature moderne vit le jour en France. Le 4 novembre, Charles Philippon qui avait étudié la peinture prend la tête du journal La Caricature et charge pour la première fois le monarque en place d’une attaque vive et aiguisée : le roi Louis-Philippe perd les Français par ses traits de poire dessinés par Honoré Daumier, tout comme Adam perdit l’Homme par la pomme.

Or ce n’est pas un simple dessin grotesque, il est joint à ce dernier un texte affuté et subtil qui, non content de faire rire son lecteur, transformait l’image durablement de la victime représentée. Voir la caricature, c’était voir l’homme ; voir l’homme, c’était voir la caricature.

La très célèbre caricature de Louis-Philippe d’Orléans, Ier roi des Français, fut réalisée par Honoré Daumier. Le texte adjoint à l’image sert un sophisme efficace des plus redoutables qui lia pour toujours le monarque à sa représentation végétale.

L’esprit devint donc l’arme favorite des portraitistes pour se défendre de toute attaque juridique et politique.

Des journaux comme Charivari et Le Journal pour rire font leur apparition, et les caricatures se multiplient dans la presse au point de n’être plus seulement l’apanage des journaux spécialisés. Pour décrire ce XIXe siècle gorgé de cet art nouveau, l’écrivain Jean Janin écrit « elle va ça et là, par sauts et par bonds : elle frappe à droite, elle frappe à gauche ; elle mord, elle égratigne, elle est cruelle, elle est menteuse ; mais après tout elle est si bonne fille qu’on ne peut guère se fâcher contre elle ».

Toutefois, la France n’était pas le premier des pays à user de cet art. Déjà l’Angleterre jouait sous les pinceaux de Hogart, Gillray et Cruikshank des événements et de leurs protagonistes. Bientôt, le portrait dépassa le cadre fixé pour ne décrire non plus uniquement un personnage dans son élément, mais bien le personnage seul. Alors, ce fut au tour des vices et des vanités d’être attaqués, pour faire de la caricature un art souvent cruel.

Le Vanity Fair n’épargna aucun homme d’importance, leur donnant à tous qualités et coronet le cas échéant en coin supérieur pour faire de ces personnages de papier des tableaux d’une époque. Chacun était accompagné d’une description dans le bas de l’image ou sur le côté de la page, pour toujours donner aux traits un soupçon de lettres, un soupçon d’être.

Le mot accompagne le trait et sa représentation visuelle, il donne raison à la passion du regard.

Toutefois, le pouvoir s’agace, et dès 1835, la satire graphique et politique est proscrite de la presse. Daumier revoit sa plume, et à l’image des romanciers, tire le portrait de son époque et de ses gens. Dans un panorama immense, il organise des scènes de la vie quotidienne, pour transmettre à son lecteur le goût de la critique, bonne comme mauvaise.

Par des méthodes comme celles de la lithographie et de la gravure, ces petites représentations se retrouvent partout : l’image règne en maître incontesté. Tout comme Maupassant, Balzac et Baudelaire peignirent l’Homme par les mots, Traviès, Monnier, Mayeux et Gavarni eurent aussi « le talent du génie » qui fut repensé comme tel par la suite : « Les Français peints par eux-mêmes ».

Cela n’empêcha guère une censure des mots lorsque ceux-ci étaient jugés immoraux ou inconvenants, précipitant le naufrage des Epaves de Charles Baudelaire.

La peinture des moeurs et des personnes faites personnages se fit dans l’attente d’une nouvelle loi, celle de 1881. La République, ayant fraîchement tourné la page de sa période des ducs instaura alors une nouvelle liberté d’expression, une liberté cette fois-ci applicable à la caricature.

Alors, du général Boulanger au capitaine Dreyfus, du scandale de Panama à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, tout put de nouveau être franchement pensé et dessiné.

La caricature put donc connaître un nouvel âge d’or jusqu’à ce que, pour une nouvelle fois, l’Etat choisisse de mettre en veille ses esprits critiques et ses batailles internes si plaisantes. Il fallait unir tous les Français sous un même drapeau et un même chef, il fallait en 1914 déclarer une nouvelle guerre.

Foucault Barret

Pour aller plus loin :
— DAYOT, Armand : Les maîtres de la caricature française au XIXe siècle, Paris, 1888.