Charlie Hebdo : « On ne tue pas une idée qui s’appelle Liberté »

Nous voici six ans après les attentats ayant touché la rédaction de Charlie Hebdo. Les victimes ont enfin vu les acolytes de leurs bourreaux être condamnés à des peines allant de 4 à 30 ans de réclusion. Aujourd’hui, « l’esprit Charlie » imprègne la société française. Ce journal hebdomadaire satirique a soulevé au cours de son existence un débat autour de la liberté d’expression.

Charlie Hebdo est fondé en 1970 par François Cavanna et le professeur Choron. Le journal se veut novateur en laissant une large place aux illustrations notamment les caricatures. Il a également la particularité, comme son homologue Le Canard enchaîné, de n’avoir aucune publicité. Il se retrouve libre d’adopter le ton qu’il souhaite. Les journalistes et caricaturistes traitent de divers sujets toujours sous un humour caustique. Les dessins choquent et blessent. Comme l’écrit Stéphane Mazurier, derrière son humour « bête et méchant » se « cache un esprit original, teinté de violence et d’humour noir ».

À cause de son ton jugé « violent », la presse traditionnelle va mépriser le journal et ce dernier va faire de même. François Cavanna l’avoue : « On ne nous a jamais acceptés. Ce refus de toute étiquette, de tout copinage, de toute relation, même au sein du milieu journalistique, nous a valu le dédain universel de la profession ».

Que ce soit des sujets de société comme le viol, avec sa Une du 5 février 1976 dessinée par Jean-Marc Reiser où on voit une femme arracher un pénis avec ses dents, ou des sujets politiques, on retrouve de tout dans l’hebdomadaire. Cet humour lui vient de son prédécesseur, le journal Hara-Kiri, édité par la même équipe et ayant été interdit après un numéro houleux sur la mort du général Charles de Gaulle. Sa nouvelle version va être publiée régulièrement jusqu’en 1981.

Une de Charlie Hebdo du 5 février 1976 dessinée par Jean-Marc Reiser. Source : Gallica

Le journal défend sans cesse la liberté de la presse et son positionnement est qualifié de gauche. Critique, anticlérical, antimilitariste, le journal montre une société marquée par Mai 68 et suit son prolongement. En 1982, il ne publie qu’un numéro et cesse de paraître pendant dix ans. En 1992, une partie de l’ancienne équipe, dont le dessinateur Cabu, se regroupe et relance Charlie Hebdo. Alors qu’à ses débuts, le journal voit le nombre de ses lecteurs diminuer (120 000 à son apogée en 1971, 30 000 en 1976 et seulement 3 000 en 1981), l’histoire va changer la donne. Le journal va obtenir une notoriété suite à des actes horrifiants.

Le 7 janvier 2015 : le début d’une vague terroriste

En 2006, Charlie Hebdo reprend les caricatures de Mahomet du Jyllands-Posten. Cette publication déplaît énormément dans des pays musulmans. Le journal est poursuivi dans un procès d’associations musulmanes pour « injures publiques à l’égard d’un groupe de personne en raison de leur religion » gagné par la rédaction. Mais les faits ne s’arrêtent pas là et continuent de s’envenimer. En novembre 2011, le siège du journal est incendié par des criminels. Les menaces fusent envers les rédacteurs du journal et certains doivent rester sous protection policière. On en arrive au 7 janvier 2015, jour où les frères Kouachi décident d’entrer dans la rédaction de l’hebdomadaire par la force. Ils tuent 12 personnes et font 11 blessés dont 4 grièvement. Les deux auteurs du massacre sont tués deux jours plus tard par les membres du GIGN (Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale). Par la suite, Al-Qaïda revendique officiellement l’attentat.

Cette attaque est la première et la plus meurtrière des attentats de janvier 2015. Il n’annonce que le début d’une vague terroriste. Le lendemain, un complice des frères Kouachi, Amedy Coulibaly, tue Clarissa Jean-Philippe, une policière municipale, à Montrouge. Le jour suivant, le même meurtrier se rend à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes pour faire une prise d’otages. Les policiers du RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion) et de la BRI (Brigade de recherche et d’intervention) interviennent et achèvent l’assaillant.

« On ne tue pas une idée »

Peu de temps après les attentats, les 10 et 11 janvier 2015, les Français se réunissent lors de manifestations. Ce sont plus de 4 millions de manifestants qui défilent à travers toute la France. Il s’agit là du plus important rassemblement de l’histoire moderne du pays. Une semaine après l’attentat contre Charlie Hebdo, le journal sort son numéro 1178 dit « des survivants ». Il est tiré à plus de 8 millions d’exemplaires. Suite à ces faits, le journal va devenir un symbole de la liberté d’expression. Il gagne alors en notoriété et passe en moins d’un mois de 10 000 à 220 000 abonnés. Alors qu’à ses débuts il alimentait les débats comme étant trop dur dans ses mots et ses illustrations, il est aujourd’hui vu comme un ardent défenseur de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Le slogan « Je suis Charlie » est sur toutes les lèvres. À travers ces manifestations, c’est la liberté d’expression que proclame les Français, une valeur fondamentale de notre démocratie.

Et ce sentiment ne s’arrête pas aux frontières françaises, il traverse toute l’Europe, vole au-dessus des océans jusqu’en Amérique. Le 5 mai 2015, le PEN club international remet à New York le prix du courage et de la liberté d’expression à l’équipe des survivants. Des manifestations de soutien ont lieu dans le monde entier. Quarante-quatre chefs d’État et de gouvernement participent à Paris à une « marche républicaine » le 11 janvier 2015. « L’esprit Charlie » fait parti intégrante de la société française. On le voit encore aujourd’hui, presque six ans après les faits, à l’ouverture du procès. Ce ne sont pas les meurtriers qui sont jugés, morts lors des attentats, mais leurs acolytes. Pendant le procès, l’émotion des victimes se ressentait dans chacun de leur témoignage. Aujourd’hui nous savons le fin mot de l’histoire : ils sont tous coupables. Les peines vont de 4 à 30 ans de réclusion.

Toutefois, ce lundi 4 janvier, à la date butoir, deux accusés, Ali Rizat Polat et Amar Ramdani, ont fait appel du verdict. Ces derniers ont les peines les plus lourdes, respectivement, 30 ans de réclusion pour « complicité d’assassinats » et 20 ans pour « association de malfaiteurs terroristes ». Pour les autres accusés, les peines sont désormais définitives. Un deuxième procès est donc attendu, la date doit encore être définie.

Le verdict du procès a fait le tour des médias et des journalistes de Charlie Hebdo se sont exprimés. L’actuel directeur de publication de Charlie Hebdo, Riss, a publié dans son journal un édito : « On ne tue pas une idée ». Il y fait part de l’importance du verdict pour la liberté de la presse et la liberté d’expression : « Comme l’a conclu Me Malka dans sa plaidoirie, on ne tue pas une idée. Surtout quand elle est la plus puissante et la plus exaltante de toute une vie : la liberté ».

« le verdict de ce procès, ce sont les lecteurs de Charlie qui l’ont prononcé : chaque semaine en tenant ce journal bien vivant entre leurs mains, six ans après son massacre »

Riss, directeur de publication de Charlie Hebdo

Pour aller plus loin : https://charliehebdo.fr/2020/12/justice/on-ne-tue-pas-une-idee/

Sur le plateau de France Info, l’ancien directeur de publication de l’hebdomadaire, Philippe Val, s’est exprimé sur la fin du procès ce mercredi 16 décembre. Il y fait part de l’importance de « l’esprit Charlie » dans notre démocratie : « Être Charlie, ce n’est pas adhérer à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, mais c’est adhérer intensément à l’idée qu’on a le droit à la moquerie, à la caricature, à l’athéisme, à la liberté de conscience, à la critique des religions. Sans ces droits, nous ne vivrions pas en démocratie ».

Charlie, symbole de la liberté d’expression

Charlie a toujours suscité les débats. Son humour toujours plus décapant et provoquant fait parler de lui. Peut-on s’exprimer librement sans limite ? Ne doit-on pas censurer certains de nos mots, de nos idées ? Pour François Cavanna « Il y a deux catégories de journaux : 1° les journaux interdits, 2° les journaux non interdits […]. Les journaux non interdits sont destinés aux enfants. […] Les journaux interdits sont tous les autres journaux ». Pour lui, il n’y a pas de limite dans les mots si l’on veut être un journal libre. À la fin du XXe siècle, les débats sur la censure sont légion. Les présidents Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand vont assouplir la censure mais l’arbitraire demeure.

Mais en janvier 2015, le débat prend une forme colossale. Des articles sont publiés pour faire appel à la liberté d’expression. Sur les plateaux télés, journalistes, philosophes, politologues, historiens sont appelés à débattre sur la question. Dans les salles de classe, les professeurs ouvrent le débat avec leurs élèves. Ce qui va coûter la vie à l’un d’eux, Samuel Paty, décapité le 6 octobre 2020, après avoir montré deux caricatures de Mahomet issues de Charlie Hebdo lors d’un cours d’enseignement moral et civique (cours institué par le gouvernement suite aux attentats de janvier 2015). Le débat ne tourne plus seulement autour des mots rudes que peut employer le journal, mais il tourne aussi autour de la violence terroriste. On ne peut plus parler de la liberté d’expression sans en venir à parler de ceux qui la menacent. Cette liberté, datée de 1881, constitue l’un des piliers de notre société. Mais sur les réseaux sociaux, les mots fusent, les insultes envers des communautés ne s’arrêtent plus, et ceux qui les écrient sont cachés derrière leur écran. Cette liberté qui s’exerce sur les réseaux sociaux, sans aucune limite est une menace à la liberté d’expression. Tout le monde se pose la même question : faut-il réformer la loi de 1881 ?

Pour aller plus loin : https://www.franceculture.fr/societe/le-debat-sur-la-liberte-dexpression-apres-les-attentats-de-2015

Léa Comyn