Au cœur d’une petite bourgade classée d’Occitanie de 600 âmes vit une communauté de religieux qui ont plus d’un tour sous la soutane. Chaque dimanche, entre deux prières, ils se réunissent pour jouer au foot. Une curiosité déconcertante devenue coutume locale qui s’avère surtout être un formidable vecteur de cohésion sociale.
La rumeur se répand dans Lagrasse comme une traînée de fumée. Au marché du samedi matin, au café de la promenade ou au coin de la rue, le mot passe et se répète : « Il y a un foot avec les moines, dimanche aprèm ! » Un foot avec des moines ? Quelle idée absurde. Bien que cette communauté de religieux, installée depuis 2004, soit maintenant ancrée dans le paysage lagrassien, l’idée de les voir taper le ballon est encore saugrenue. Pourtant, sur le stade de rugby, ce sont bien une dizaine de bonshommes en robe beige qui se démènent corps et âme. Depuis cinq ans, c’est devenu une routine. Le dimanche à 16h, quand le terrain est libre, c’est le « foot des moines. » Plus exactement, le foot des chanoines. Des religieux catholiques qui vivent bel et bien en collectivité dans l’Abbaye Sainte-Marie, monument historique érigé au VIII siècle. Leur rôle est de travailler au service des âmes. Comprendre : accompagner les autres vers Dieu. Ils multiplient donc les actions dans le village et ses alentours à la différence d’un moine qui vit « enfermer dans sa clôture pour prier et travailler », d’après le Père Martin, chanoine à l’initiative des matchs du dimanche. Ce grand brun à lunette, à l’aise avec la parole, s’est tourné vers cette communauté à vingt ans alors qu’il étudiait les statistiques. « Nous sommes aussi prêtres pour la plupart, ajoute-t-il. Nous pouvons donner des messes, baptiser, marier… L’abbaye est ouverte à qui veut. Si nous étions des moines, jamais vous ne nous auriez vu jouer. » À l’origine, c’est derrière l’édifice, dans un champ de patates en pente, que les religieux s’exerçaient. Ils sont repérés par des jeunes du village qui se joignent à eux. « On a ensuite demandé l’autorisation d’utiliser le terrain », raconte-t-il. Jusqu’à réunir, des après-midis d’été, presque cinquante personnes.

« Pas là pour gagner un titre »
Mais en cette période de fête, ils ne sont que neuf sur le terrain. Alors qu’il pleut à verse, l’assidu Père Martin est le seul chanoine à répondre à l’appel. Mais ces sportifs du dimanche n’en sont pas moins contents de se retrouver pour le premier match post-confinement. « Ça fait longtemps hein ! » s’exclame Driss, goguenard, qui débarque de Carcassonne, à plus de 30 kilomètres. Il n’est pas le seul à venir de loin. Romain Papillon arrive-lui aussi de la préfecture. Avec deux amis, ils ont décidé, depuis cet été, de créer une section football au sein du Foyer d’Éducation Populaire de Lagrasse. « Le but était d’avoir une assurance si quelqu’un se blesse, surtout qu’il y a des enfants. Mais aussi d’avoir plus de matériel et un accès aux vestiaires » détaille Artak Katchatryan, ancien coach sportif lui aussi à l’origine de la section sobrement appelé Football Club Loisir. Ils communiquent sur un groupe WhatsApp et sont un noyau dur d’une dizaine de personnes à rarement manquer le rendez-vous. À long terme, l’objectif est d’organiser des rencontres amicales avec d’autres associations. Mais par les temps qui courent…

Peu importe, cela n’empêche pas Artak d’arborer un large sourire quand il joue. Et pour cause, il va être papa. Pour fêter l’heureux événement, il multiplie les tentatives de petits ponts, toutes vaines. « On n’est pas là pour gagner un titre », rappelle-t-il. Impossible de lui donner tort vu le niveau affiché sur le terrain. Ici, c’est le culte des approximations techniques et des manqués à un mètre des cages. Forcément, ça chambre fort. Même le Père Martin n’est pas avare en moquerie. Mais avec un respect – allant jusqu’au vouvoiement – qui tranche avec l’ambiance des city stades. « À la base, nous sommes des religieux qui jouent. Il y a des vertus chrétiennes présentes sur le terrain. On fait attention à ce qu’on dit » énonce-t-il dignement. Ce qu’Artak confirme : « On a un petit niveau, il n’y a pas d’embrouille. On s’encourage plutôt. » Vertu chrétienne ou tout simplement humaine, le village a rarement entendu un nom d’oiseau sur le terrain. Insulter rime avec profaner.
Jouer, mais aussi s’intégrer
« La première question qu’on me pose, c’est est-ce qu’ils jouent en soutane ? » s’amuse Romain. Cette originalité, couplé à un bouche-à-oreille efficace, a rendu l’événement populaire dans le coin. Tous ceux qui le souhaitent peuvent jouer. Résultat, le terrain est un véritable melting pot. Même s’il y a peu de joueurs comme cet après-midi. Oumar et son fils, Hadj, à peine la dizaine passée, en font partis. Ils sont arrivés en France récemment, par l’intermédiaire du Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asiles (CADA) du village qui accueille les immigrés le temps de faire les procédures pour obtenir un titre de séjour. Aujourd’hui bien installé dans une maison en bordure de rivière, Oumar parle malgré tout à peine français. Peu importe : sur le terrain, tout le monde parle football.
« Toutes les strates se rencontrent et découvrent que les gens sont sympas »
Pour ces réfugiés, le « foot des moines » est un vecteur d’intégration primordial. Artak, d’origine arménienne et passé par le CADA à son arrivée en France en 2007, témoigne en connaissance de cause : « Ça les aide à socialiser avec les autres. Même entre eux : ils ne parlent pas spécialement la même langue. Sans le foot, ils n’auraient jamais rencontré certaines personnes et autant progressé en français. » Le Père Martin ajoute : « Il y a peu de lieux où les gens du CADA sont autant intégrés. Il y a une idée de décloisonnement de la société. On vient parfois avec des universitaires parisiens très cultivés qu’on accueille à l’abbaye. Toutes les strates se rencontrent et découvrent que les gens sont sympas. » Pour les chanoines, aussi, le foot du dimanche a eu son petit effet intégration. Les habitants du village, parfois méfiants à leur égard, ont appris à les connaître sous un autre angle. Accessibles et curieux, les religieux s’éternisent souvent à la fin des matchs. Des blablas de tous les jours qui renforcent les liens et la cohésion sociale. L’été, le brassage ethnique et culturel en devient presque absurde : chanoines, évidemment, mais aussi habitués du village, réfugiés d’Afrique ou du Moyen-Orient, Anglais en vacances dans leurs belles résidences secondaires, fêtards qui décuvent, scouts ou touristes bobos… Tous réunis pour, selon l’expression courante, « courir après un ballon. »
Mathieu Alfonsi

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