Résolution pour la Sécurité globale, assassinat de Samuel Patty, scandales médiatiques d’Eric Zemmour, procès sur les attentats de Charlie Hebdo… de nombreux événements ont ravivé les débats sur le droit à la liberté d’expression. Récurrent, ce sujet porte-il pour autant les mêmes inquiétudes qu’auparavant? Retour sur 2020, une année particulièrement riche d’expressions sur la censure.
Une France qui rompt avec ses tabous ?
On aurait pu croire à une France rafraîchie, qui se débarrassait enfin des vieux chewing-gums qui lui collaient aux baskets pour aller de l’avant. A ce titre, les Français, qui s’étaient déjà attaqués l’an passé à l’Eglise et aux abus sexuels perpétrés sur les mineurs, font aujourd’hui éclater au grand jour la face cachée du milieu sportif: dénonciation du racisme pendant la Ligue des Champions; multiplication des dépôts de plaintes pour abus sexuels dans le milieu équestre…
De la même façon, le mouvement #metoo avait permis en 2017, au seul moyen des mots, de dénoncer des comportements sexistes et de ranimer le combat féministe. Cette année, le phénomène n’a rien perdu de son ampleur, bien au contraire: il est dorénavant une marque brandie avec fierté par de grandes icônes pop, telle que la chanteuse Angèle et la rappeuse Chilla, au plus grand plaisir d’un public averti, engagé.
Mais c’est paradoxalement dans ce même milieu artistique que le sujet fait controverse, en interrogeant sur la reconnaissance ou non d’un artiste faisant l’objet de poursuites judiciaires. Était-il justifié que Roman Polanski reçoive le César de la meilleure réalisation en février, pour son film J’accuse ? En l’occurrence, s’il méritait le prix, n’aurait-il pas été été de la censure de la part de l’Académie que de ne pas lui octroyer ?
A ce débat s’ajoute celui de la remise en question des normes établies au nom de la République Française par les minorités. Car si les comportements déviants des grandes institutions sont pointés du doigt avec un certain consensus, il est plus difficile pour certains de se faire entendre.
Revendications des minorités
Certaines voix portent pourtant plus que d’autres. C’est le cas de l’artiste Leslie Barbara Butch, dont la silhouette nue à la une de Télérama, pour illustrer un article sur la grossophobie, a été censurée sur instagram pour “atteinte aux règles concernant la nudité”: “plus on voit de gras, de chair, de rondeurs, plus les photos sautent, et ça n’arrive jamais sur les femmes minces”, s’exaspérait la DJ au cours d’un entretien avec Konbini. Selon une équipe de modération du site, cette discriminiation s’expliquerait par la présence d’un algorithme identifiant le pourcentage de peau sur une photographie pour déterminer si celle-ci est pornographique ou «à caractère sexuel».
Aujourd’hui de nombreuses marques tentent de valoriser leur image en affichant des mannequins de plus forte corpulence, mais ces efforts suscitent de nombreuses réactions: “C’est sur les réseaux sociaux que les gens sont les plus méchants » affirme Mathilde Navarro qui s’est donné pour objectif de « démocratiser le fait d’être gros » auprès de ses 25 000 abonnés.
La raison de cette violence ? Pour certains partis politiques comme le Rassemblement National, ces revendications sont une atteinte aux valeurs républicaines d’unicité. Les intégrer signifierait ainsi remettre en question l’identité française, ses principes, sa force. Difficile d’ailleurs de saisir la position d’Emmanuel Macron sur le sujet: “Nous devons pouvoir être pleinement français et cultiver une autre appartenance” affirmait-il au cours d’un entretien avec l’Express en décembre 2020.
Une France hypersensible ayant perdu son ironie?
En outre, si la violence gratuite et sans fondements a des raisons d’être condamnée par la société, l’intolérance vis-à-vis des discriminations est considérée par certains portes paroles comme une véritable psychose. C’est le cas de l’écrivain américain Douglas Kennedy qui dénonçait en décembre dans une tribune du Monde les risques encourus par les journalistes de notre époque en usant d’ironie: “à l’ère de la « cancel culture » – où un simple bon mot érudit peut chambouler votre carrière –, surveiller ce qu’on dit en public est devenu crucial”. Selon lui, la solidité de la démocratie tient aussi au fait de donner la parole à la plus ignoble des opinions, à la condition bien-sûr que celle-ci s’inscrive dans la loi.
Selon cette logique, le licenciement cet hiver par Canal + de Sébastien Thoen, ancien humoriste et chroniqueur, suite à une parodie de l’émission de Pascal Praud «L’Heure des pros», est injustifié. Et à l’inverse, la condamnation à huit mois de prison fermes et 12 000 euros d’amendes d’Hervé Lalin en janvier 2020 pour négationisme, diffamation et provocation à la haine, suite à la publication de son livre “l’Antisémitisme sans complexe ni tabou, Plaidoyer pour la liberté d’expression” pourrait être considérée comme légitime; car rentrant directement en conflit avec la loi.
Mais ces interdictions et condamnations, au lieu d’empêcher la prolifération de la haine, n’ont- elles pas au contraire pour effet de rendre plus visibles encore les paroles de leur porte-parole ? Rentre alors en jeu la responsabilité des chaînes médiatiques ainsi que de leurs auditeurs.
Liberté d’expression ou de diffamation ?
Constatant l’intérêt suscité par ces questions sensibles, les médias se plaisent à tendre le micro aux personnalités faisant polémique. C’est le cas d’Eric Zemmour, dont les propos sur l’Islam avaient beaucoup fait réagir le public pendant son discours à la convention de la droite, à Paris, le 28 septembre. Accusé d’injure et provocation à la haine, le journaliste avait écopé d’une amende de 10 000 euros par le tribunal de Paris pour avoir comparé les immigrés à des colonisateurs, et distingué “parmi les Français, l’ensemble des musulmans opposés aux Français de pure souche”. Ce procès, pourtant loin d’être le premier, ne semble pas atteindre Eric Zemmour qui continue d’être invité par de multiples chaînes TV.
Devrait-il donc être interdit de plateau ? Quelle était la raison exacte de sa présence sur les plateaux: faire de l’audience, ou appliquer la liberté d’expression promulguée par notre bienveillante démocratie ? Autant de questions mettant en lumière les limites juridiques et la frontière floue existant entre libertés d’expression et diffamation. Sans compter qu’avec Internet et les réseaux sociaux, la parole s’est décomplexée et reste aujourd’hui difficilement contrôlable.
Le traçage numérique face aux propos haineux et Fake News
Condamnant à la fois une Amérique libre de cracher des fake news, et une Chine oppressive, les Français sont paralysés face au flux d’informations permis par Internet, et qui fait paradoxe à leurs propres valeurs: liberté, égalité, fraternité. Sommes-nous tous en mesure de nous exprimer, sur n’importe quel sujet, sans risque de nuire à autrui ?
“La haine qui déferle sur internet est une réalité”, affirmait déjà le Président en mars 2018, pour défendre la proposition de loi Avia ayant pour but d’instaurer un cadre juridique aux plateformes et aux diffuseurs de messages. Au début jugée disproportionnée au regard de la liberté d’expression, inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 (art 11) par le Conseil constitutionnel, elle est finalement entrée en vigueur le 24 juin 2020.
Cette année, cet article aura entre autres servi à limiter la prolifération de propos haineux sur la toile internet. Il n’aura en revanche pas suffit à stopper la vague de tweets antisémites portée à l’encontre de la gagnante du concours miss France, April Benayoum en décembre.

De plus, la collaboration de plus en plus étroite entre la police et les plates-formes pour invisibiliser les expressions illicites a accru la méfiance des citoyens. L’année 2020 marque-t-elle donc un déclin en matière de libertés ou au contraire une volonté de s’émanciper d’un gouvernement jugé omniprésent? Ce qui est certain, c’est que l’ensemble de ces évènements ont incité les Français à se prononcer sur la question.
La censure: le mot censuré de 2020 ?
C’est le cas d’Eléa et Capucine Mathéus, qui ont remporté le concours de courts métrages proposé par leur école d’audiovisuelle EMC qui portait sur les Droits de l’Homme. Elles ont ainsi choisi d’axer leur projet sur le thème de la censure: « Évidemment, comme le concours s’est déroulé pile au moment des manifestations contre la résolution pour la Sécurité globale, notre court métrage s’inscrivait dans l’actualité et a pris une nouvelle dimension”. Finalement, la valeur de l’expression semble dépendre du contexte dans lequel elle s’inscrit.
“Avant on manifestait contre les policiers. Aujourd’hui on manifeste pour nos droits de manifester…” s’indignait Pierre pendant la manifestation à Lyon contre l’article 24 du projet de loi de Sécurité Globale. Depuis son adoption par l’Assemblée générale le 24 novembre, le texte suscite de nombreuses critiques de la part de la gauche et des journalistes. Le considérant “comme une atteinte au droit à la liberté d’expression, laquelle inclut la liberté d’informer”, la Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe Dunja Mijatović a même appelé le Sénat à en réduire sa portée.
Si la possibilité même de la censure peut autant hérisser les poils des Français, c’est également en raison de son fort symbolisme généré par les attentats de 2015 contre Charlie Hebdo, et ravivés par l’assassinat de Samuel Patty cette année. La prise pour cible d’un journal connu pour ses satires envers les moeurs de la société, et plus particulièrement de la religion, a véritablement traumatisé les Français. Et en réponse de la part du gouvernement: un contrôle plus fort des réseaux, et une loi sur le séparatisme ayant pour but de réaffirmer le principe de laïcité de la France.
Aujourd’hui, l’épidémie de COVID met en lumière certaines limites posées par la question de la liberté d’expression: de quelle manière appréhender les manifestation dans un tel contexte sanitaire ? Qui est légitime ou non à se prononcer sur un virus dont on ne connaît que peu la portée ? A l’heure même où les citoyens sont de plus encouragés à participer aux choix politiques, avec la création de la convention citoyenne par exemple, il est également possible de s’interroger quant à la pertinence d’une réaffirmation de l’expertise. Car si la libération de la parole permet à la démocratie d’exister, elle engendre aussi le partage de fake news sur les réseaux. Décidément, les Inconnus n’ont pas pris une ride depuis leur célèbre déclaration : « il ne faut jamais prendre les gens pour des cons mais ne pas oublier qu’ils le sont« .
Emilie Cordier
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