L’expression fait débat. A l’occasion des 30 ans de la chaîne en 2014, elle refait surface en même temps qu’une vague de nostalgie. Elle englobe tous les programmes phares de l’histoire de la chaîne, ses animateurs, ses instigateurs…Entre âge d’or et moments cultes, certains se posent aujourd’hui la question : Y’a t-il (eu) un « esprit canal » ?

Pour comprendre cette idée de « l’esprit Canal », il faut revenir aux origines de la chaîne, en 1984. La chaîne est annoncée deux ans plus tôt par François Mitterand, alors premier président socialiste de la V ème république, mais qui sera donc à l’origine de la première chaîne privée du pays. Un paradoxe qui a rapidement posé un problème : la gauche accouche d’une télé cryptée…inaccessible aux foyers modestes. Pour compenser, l’État décide d’imposer des programmes en clair. Un des éléments phares de la chaîne, mais qui pourtant ne servait qu’à donner un avant-goût à de potentiels futur abonnés, comme le confirme Léo Scheer, un des concepteurs et développeurs de la chaîne alors qu’elle n’était encore qu’au stade de projet (1980-1984) : « Les socialistes avaient peur qu’une chaîne entièrement cryptée et aussi chère soit perçue comme un programme réservé aux riches. Il fallait donc transformer ce handicap réglementaire de plusieurs heures quotidiennes de programmes en outil de promotion à travers un programme “branché” permettant de toucher les CSP+, notre “cœur de cible” pour les abonnements. »

Le cryptage fait pourtant bien partie de l’esprit de la chaîne, avec d’autres éléments, notamment celui d’être précurseur dans des domaines aujourd’hui répandus. Par exemple, Canal+ est la première chaîne française à diffuser du football à l’antenne : un match Nantes-Monaco le 9 novembre 1984, cinq jours à peine après ses débuts. Depuis, si Canal n’a plus le monopole de la diffusion du ballon rond qu’elle pouvait avoir autrefois, en subissant notamment la concurrence de BeIn Sport, elle garde une certaine influence dans le monde des droits télévisuels sportifs, comme on a pu le voir avec la récente affaire « Téléfoot ». Plus étonnant, mais tout aussi important, Canal+ fut également la première chaîne à diffuser des films X, dès le 31 août 1985. Un genre qui amènera plus tard à la création de l’émission « le journal du hard », donnant encore à la chaîne un aspect exclusif qu’elle ne peut plus avoir aujourd’hui avec l’émergence d’internet et des réseaux sociaux.

« L’esprit Canal », c’est donc un esprit précurseur, qui cherche à rendre cette notion de nouveauté indissociable de la chaîne. Mais plus encore, Canal+ a aussi été incarné par des animateurs et des émissions cultes. Une petite liste en vrac ? Nulle Part Ailleurs, Antoine De Caunes et José Garcia, Les Nuls, le SAV d’Omar et Fred, Groland, le Zapping, le Grand Journal de Michel Denisot, le Canal Football Club, Bref…On pourrait encore en énumérer le double ou le triple vu le succès de la chaîne et de ses émissions. Mais le deuxième ingrédient de la recette semble bien être les figures emblématiques qu’ont représentées les émissions et animateurs de la chaîne durant plus de 35 ans. Et de la plupart de ses productions émerge aussi un élément : la désinvolture. Canal+ a aussi refusé d’obéir aux codes du « politiquement correct » de la télévision, que l’on pouvait voir à ses débuts, en proposant de l’humour et une ligne éditoriale jamais vue auparavant. De quoi aussi incarner une sorte de folie des années 1980-1990, toujours couplé à ce côté précurseur comme le souligne la sémiologue Virginie Spies : « La chaîne est l’une des premières en France à avoir mis à l’antenne des émissions de type talk-show comme Nulle Part Ailleurs, qui passait de l’information à l’humour, de la fiction à la réalité : c’était l’invention du mélange des genres à la française ».

Plutôt « l’époque » que « l’esprit » Canal ?

Quand on regarde cet historique de la chaîne, on se dit que « l’esprit Canal » existe bien avec ses codes et ses ingrédients, pourtant l’expression n’a jamais été véritablement admise, même par ceux qui y ont contribué. Léo Scheer par exemple, est assez clair sur le sujet : « Ce qu’on appelle “l’esprit Canal” n’était qu’un habillage marketing pour aller à la pêche aux abonnements ». « L’esprit Canal » ne serait donc qu’une maxime utilisée pour vendre et attirer plus de clients, comme pour donner envie aux consommateurs d’en faire partie, ou pour éviter d’en être exclu si on ne s’abonne pas. Aujourd’hui, beaucoup se lamentent que cet esprit est « mort » ou, pire encore, qu’il n’a jamais existé. Canal+ est accusé d’avoir perdu son charme des premières années, devenu plus formaté, moins spontané et destiné à un public davantage bourgeois. Mais comment expliquer ces changements ? Dominique Farrugia, qui a commencé sa carrière télévisuelle sur la quatrième chaîne, a résumé cette idée sur Europe 1 en 2014 : « Pour exister, on a tous besoin d’avancer avec son temps. Aujourd’hui, le marketing fait partie intégrante de la vie du clair car sinon, l’argent ne rentre pas. A l’époque, on était la quatrième chaîne et la première à émettre 24h sur 24, vous vous rendez compte ? Maintenant, on peut avoir 280 chaînes avec le satellite à la maison. C’est de plus en plus difficile pour Canal de rester le même avec les attaques de Netflix, BeIn Sport…Il y aussi beaucoup de choses qu’on ne pourrait plus dire à la télévision aujourd’hui, mais pour moi c’est plus la société dans laquelle on vit qui a changé que Canal+ ».

Pour résumer, « l’esprit Canal » serait plutôt représentatif d’une époque qui, comme la chaîne, a évolué. Cette époque, c’est celle de la nouveauté, de l’innovation, des grandes premières… Celle des émissions qui pouvaient basculer, où tout n’était pas forcément prévu, des animateurs qui se rendaient célèbres par des moments cultes comme on en voit de plus en plus rarement à l’heure où la télé s’est depuis institutionnalisée. Une époque où on riait, parfois trop peut-être, de tout et n’importe quoi…De quoi rendre nostalgiques ceux qui ont connu ce que l’on pourrait appeler « l’époque Canal ». Et pour ceux-là, une vidéo des Guignols de L’Info reprenant « Les Lacs du Connemara » résumera parfaitement un esprit davantage regretté qu’inexistant.

Antoine JAMES