Le massacre de Thiaroye, une plaie toujours vive entre la France et ses soldats sénégalais

Le 1er décembre 1944, à Thiaroye, au Sénégal, l’armée française ouvre le feu sur des tirailleurs sénégalais. Ces derniers réclamaient le paiement de leurs arriérés de solde. Selon les archives officielles, trente-cinq sont morts. Mais plusieurs historiens contestent ces propos et parlent de « massacre ». L’État français n’a encore, à ce jour, pas reconnu ce fait et parle toujours d’une répression face à une mutinerie. Armelle Mabon, historienne à l’Université de Bretagne-Sud, a consacré ses recherches sur cet épisode. Elle explique en quoi « le massacre de Thiaroye » est un mensonge d’État.

  • Comment et où avez-vous trouvé les preuves de ce « massacre » ?

Je me suis déportée aux archives de Londres, par exemple. C’est là que j’ai pu accéder aux archives nationales du Circassia (le navire britannique qui a rapatrié les tirailleurs au Sénégal ndlr). C’est là que j’ai vu qu’il y avait bien 2 000 hommes qui ont embarqué. On sait que 300 ont refusé d’embarquer à Morlaix (en Bretagne ndlr) mais par contre, pour le reste, il en manque.

D’autre part, il y a aussi un fait très important c’est par rapport aux revendications. Dans les rapports des officiers, il est mentionné qu’elles étaient illégitimes, notamment par rapport aux soldes de captivité. Ils devaient percevoir un quart de leur solde avant d’embarquer, les trois quarts restants devaient être perçus au moment de la démobilisation. Or une circulaire du 4 décembre 1944, donc trois jours après le massacre, fait croire que ces hommes avaient perçu l’intégralité des soldes avant d’embarquer, alors que c’est faux. C’est un des premiers mensonges d’État. Faire croire à cette rébellion armée alors que ces hommes étaient sans défense.

Pour comprendre « le massacre de Thiaroye » :

« Massacre de Thiaroye : une histoire toujours controversée, 70 ans après », France 24
  • Vous avez trouvé le visage d’une seule de ces victimes : M’Bap Senghor. Pourquoi est-ce le seul ?

D’abord parce qu’il n’y a aucune liste de victimes. Il n’y a pas plus de liste de rapatriés dans les archives consultables. Les archives les plus sensibles sont restées auprès des forces françaises au Sénégal à Dakar. Et depuis la dissolution de ces forces, je me demande bien ce qu’ils ont fait de ces archives ? Je crois que ça a été rapatrié au ministère des armées.

M’Bap Senghor, la seule victime dont le visage a été retrouvé par Armelle Mabon.

J’ai retrouvé cinq dossiers de victimes grâce à Jean-Luc Bodrian. Je lui avais demandé de m’aider à consulter ces archives secrètes. Et c’est lui qui a pu exhumer cinq dossiers de victimes parce que des familles ont réclamé des explications après la mort de leur père.

C’est comme ça que j’ai trouvé le dossier de M’Bap Senghor. J’ai retrouvé son fils puisqu’il avait écrit des courriers dans les années 1970. Mais c’est quand même incroyable qu’il n’y ait même pas de liste de victimes dans les archives consultables. C’est hallucinant ! […] Je ne peux pas croire qu’un ministère ne sait pas où sont enterrées ces victimes !

  • Trente-cinq morts sont reconnus officiellement par le gouvernement français. Vous contestez ce nombre ?

Oui je conteste ce chiffre et je conteste aussi le fait qu’on parle de Thiaroye comme d’une mutinerie parce qu’il n’y en a jamais eu et surtout pas de rébellion armée. Les archives qui ont été transmises au Sénégal après la promesse de François Hollande ne sont que des archives qui sont falsifiées puisque ce sont des rapports qui sont écrits par des officiers [répondant] aux ordres, pour faire croire à une mutinerie, pour faire croire à une rébellion armée. Finalement, Thiaroye est un massacre prémédité.

Ils ont diminué le nombre de rapatriés officiellement puisque c’est plus de 1 600 qui ont embarqué sur le Circassia. C’est étrange parce qu’ils ne sont plus que 1 200 ou 1 300 à débarquer du navire. Dans un renseignement que j’ai trouvé aux archives nationales, il est mentionné que 400 hommes seraient restés à Casablanca (lors d’une escale ndlr).

Ils auraient refusé d’embarquer sur le navire britannique, alors qu’en fait, il n’y a jamais eu de refus d’obtempérer pour embarquer sur ce navire. C’est pour ça que je pense que les 400 hommes qui ont disparu, ce serait le nombre de victimes, qui ne sont donc pas dans des tombes du cimetière militaire de Thiaroye mais dans des fosses communes.

C’est pour ça que je réclame, pour m’approcher de cette vérité historique, qu’il y ait l’exhumation des corps et les fouilles des fosses communes et des tombes militaires parce qu’elles sont peut-être vides. Afin qu’on puisse, avec ce fait nouveau, innocenter définitivement ceux qui ont été condamnés pour un crime de rébellion armée qu’ils n’ont pas commis.

  • Pourquoi selon vous c’est si important la mémoire ?

C’est important parce qu’on ne peut pas cicatriser cette plaie qui mine les relations entre l’Afrique et la France sur la base d’un mensonge. J’ai fait mon travail d’historienne, je ne peux pas aller beaucoup plus loin tant que je n’ai pas les vraies archives. Je suis au conseil d’État pour les avoir.

Bien évidemment, cette mémoire ne peut pas être travestie par une succession de mensonges qui pourraient être voulus pour protéger un corps des officiers ou l’honneur de l’armée. Il faut un peu de courage politique et que la ministre des Armées reconnaisse pleinement ce massacre prémédité. Et ensuite, fasse tout le nécessaire pour que ces hommes soient considérés comme « Morts pour la France », parce que c’est une continuité d’un fait de guerre. Ça devient vraiment indécent. On ne peut pas rester avec cette indécence. […] Ce serait l’honneur de la France et du Sénégal de permettre que toute la vérité soit faite sur ce massacre.

  • Quel est votre combat ?

Je veux que tous ceux qui sont morts, qui ont été assassinés parce qu’ils réclamaient tout simplement leur droit, soient considérés comme « Morts pour la France ». Que ceux qui ont été condamnés soient réhabilités et innocentés. […] Il ne peut pas y avoir de prescription puisque, depuis bientôt 80 ans, on fait croire des choses qui sont fausses !

Propos recueillis par Léa Comyn