Le 7 octobre dernier, le tribunal constitutionnel polonais a déclaré la primauté de son droit national sur le droit de l’Union européenne (UE). La Pologne entend dorénavant écarter l’application de tout texte et jurisprudence européenne qui ne respecterait pas les dispositions de sa Constitution. Colère et stupéfaction au sein des instances européennes, conscientes des difficultés que cela entraîne. Il est question de la survie de l’UE en tant que modèle d’intégration politique.
Que diriez-vous si, ayant signé un contrat avec votre partenaire, ce dernier déclarait soudainement qu’il ne respecterait plus certaines clauses contractuelles que vous auriez négociées et approuvées ensemble ? Vous réclameriez des sanctions, voire la dissolution de ce contrat. Et bien, c’est un peu ce qui se passe avec la Pologne et l’Union européenne.
L’UE n’existe que par le droit qu’elle produit, issu des traités négociés et signés par les États membres qui ont dévolu à cette organisation internationale particulière « sui generis », comme l’appellent les juristes, certaines de leurs compétences. Ainsi, la décision du tribunal constitutionnel polonais met en péril une construction exclusivement normative et met en danger sa survie comme modèle d’intégration régionale.
Pour comprendre ce positionnement de la Pologne, ayant trait en particulier à son histoire, il faut saisir les ressorts profonds de l’évolution de ce pays ces trente dernières années.
Une souveraineté restaurée
La Pologne a une histoire tragique. Ayant perdu à trois reprises sa souveraineté, elle est parvenue à conserver sa « polonité » malgré une intense politique d’assimilation culturelle menée par l’occupant russe et allemand. La sortie du communisme et, par conséquent, la fin de la dépendance à Moscou en 1989, a été vécue comme une seconde déclaration d’indépendance après celle de 1918, ayant vu la restauration de la Pologne comme pays souverain après un siècle de domination russe.
Dès lors, les choses se sont accélérées et la Pologne, toujours méfiante de l’impérialisme russe, a intégré l’OTAN en 1999 afin de se garantir la protection américaine. L’antichambre de l’UE étant à bien des égards l’organisation atlantique, l’euphorie de la décennie 90 permet de réaliser en un peu plus de dix ans son adhésion en 2004. L’entrée de la Pologne dans l’Union s’accompagne de celle de neuf autres pays de l’ancien bloc de l’est.
Membre de l’UE, le pays profite de son marché intérieur, de la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux. Grâce aux fonds structurels européens et à sa propre politique économique, la Pologne est en passe de combler le retard économique creusé avec l’Europe de l’Ouest et le niveau de vie des Polonais a crû à tel point que d’ici une décennie, le polonais moyen vivra aussi bien qu’un français ou un allemand.
Néanmoins, les dirigeants polonais, en adhérant à l’UE, n’ont pas entendu participer à une future construction fédérale européenne. En effet, céder de nouveau sa souveraineté à un hypothétique État supranational semble prématuré trente ans à peine après avoir retrouvé celle-ci.

De l’enchantement à la fracture
La succession des crises subies par l’Union européenne (crise financière de 2008, crise des dettes souveraines de 2010, annexion de la Crimée par la Russie en 2014, covid-19 et plan de relance européen en 2020) a réorienté la nature de la construction européenne vers le rêve des pères fondateurs. L’union économique et monétaire étant considérée comme quasiment achevée, une volonté politique en Europe tend à parachever désormais l’union politique qui permettrait de transformer l’UE en véritable puissance. Une telle évolution nécessite toutefois de se mettre d’accord sur un ensemble de valeurs. Or, la politique menée à ce niveau par la Pologne sur le respect de l’état de droit, de la tolérance propre à une société multiculturelle et sur le droit des minorités (en particulier LGBT) est à front renversé de celle promue par l’Union.
Ce conflit de valeurs opposant une Pologne soucieuse de son identité nationale (blanche et chrétienne selon certaines franges de l’opinion publique polonaise) et une Union européenne défendant via l’application de sa législation le respect des droits et libertés fondamentales pose la question non seulement de l’adhésion de Varsovie à une future union politique de l’Europe mais aussi celle des autres États. En effet, n’a-y-t-il pas également en Europe, à l’est comme à l’ouest, des hommes politiques défiant vis-à-vis du respect de ces valeurs ? Qui sait si, un jour, une majorité politique en faveur d’une telle politique ne conquerrait pas le pouvoir dans un de ces pays ?
La récente décision du tribunal constitutionnel polonais est donc une interrogation posée au devenir de l’Union européenne susceptible d’avoir un effet domino si d’autres États décidaient, eux aussi, de faire prévaloir leur droit national sur le droit européen. Pour l’heure, si la Commission européenne, gardienne des traités, entend sanctionner Varsovie, les États membres, toujours maîtres de la destinée politique de l’Union, semblent pour l’instant vouloir calmer le jeu.
Angela Merkel, sur le départ, ne s’est pas opposée frontalement au Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki. Ayant grandi au sein du bloc de l’est, dans l’ex-RDA, elle comprend la psychologie de peuples ayant si longtemps vécu sous un régime totalitaire, avec une souveraineté entravée et donc soucieux du respect de leurs intérêts nationaux. Si elle peut prêter à sourire, l’idée que l’UE serait une nouvelle URSS aussi intransigeante dans la promotion de ses valeurs libérales que le fut l’URSS dans celle de ses valeurs communistes fait son chemin au sein d’une partie de l’opinion publique polonaise. Tout semble donc être une question de ton employé et de méthode pour espérer arrimer de nouveau Varsovie à l’UE sans s’aliéner son opinion publique car chacun sait que si les dirigeants changent, les peuples restent. Seuls 5% des Polonais souhaitent une sortie de l’Union européenne.

C’est pourquoi, Varsovie a réaffirmé qu’elle ne souhaitait pas quitter l’UE. Exit donc un polexit. Mais il existerait une tentation plus dangereuse, plus insidieuse encore qu’une sortie. Pour les observateurs des questions européennes, ce que veut Varsovie, c’est changer l’Europe de l’intérieur en entraînant dans cette même politique d’autres États avec elle afin de la faire devenir une simple zone de libre-échange offrant un cadre pacifique de règlement des conflits. Ni plus, ni moins.
La question de la réponse à adopter face à la Pologne reviendra sur le devant de la scène lors du prochain sommet européen prévu les 16 et 17 décembre prochain. L’année qui suit sera décisive dans la résolution de cette crise. Agenda chargé donc pour le pays qui présidera l’Union européenne à compter du premier semestre 2022.
Cela tombe bien, il s’agit de la France.
Antoine Beghin
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