Prisonnier des barbelés français

En cette date anniversaire du 11 novembre, la France ralentit, le temps se dilue. Dans les foyers, les souvenirs ressurgissent, les histoires de famille aussi. Comme celui d’Helmut Werner, prisonnier allemand de la Grande-Guerre. Mon arrière-grand-père. 

« C’est la dernière chose qu’il m’a léguée avant de regagner l’Allemagne. J’avais 5 ans. » Jean-Pierre Werner, octogénaire, brandit un Borchardt C-93. Sur la table familiale prône alors le pistolet semi-automatique, l’arme de poing la plus diffusée dans l’armée allemande durant la Grande-Guerre. Au coeur de la Haute-Vienne, il est 15 heures. Des vestiges de poulet rôti et de tarte aux pommes demeurent autour de nous. Jour férié, 11 novembre 2021, le temps se distend. Et soudain, l’heure est aux secrets de famille. 

« 11 novembre 1918, l’armistice est signé et pour mon père, c’est le début de l’enfer. », lance Jean-Pierre. Le silence se fait, les confidences sur son passé sont rares. Le vieil homme délaisse l’arme et dévoile un carnet usé, aux pages collées par la crasse et les années. « C’est le journal de mon père, Helmut Werner, prisonnier de guerre allemand lors de la Première Guerre mondiale. », explique-t-il. L’écriture germanique est abimée, presque effacée, mais quelques passages sont déchiffrables. Sous la couverture en cuir noire sommeille l’histoire d’un soldat, d’un homme parmi tant d’autres, pions et proies, dans une guerre qui leur échappait, qui les dépassait. 

« Vous serez toujours des ennemis de l’armée française ! »

Helmut Werner est originaire d’Hambourg, grande ville portuaire du nord de l’Allemagne. Il a 18 ans et plein d’autres rêves lorsqu’il est mobilisé en 1914. Deux ans plus tard, son bataillon d’artillerie tombe lors de la bataille de la Somme. « Capturé par les Français, il est détenu dans le centre de l’Île Longue dans des conditions déplorables », poursuit Jean-Pierre. Dans la rade de Brest, le centre de L’île Longue gardait captifs plus de 5.000 soldats ennemis. Le travail des prisonniers était autorisé par les Conventions de La Haye au profit de l’État, des collectivités, des entrepreneurs et des particuliers. Helmut était employé au déchargement dans le port de Brest. « Dans son carnet, il raconte de longues journées de travail harassant, à décharger d’imposantes caisses de ravitaillements. Épuisé et surtout dévoré par l’ennui puis la tristesse, il s’imaginait condamné. », décrit le vieil homme. 

La date du 11 novembre figure dans le journal. Symbolique et pourtant si tragique. Un unique dialogue rapporté, brève de vie d’un fait historique. « Un gardien vient de crier que l’armistice est signé. J’ai demandé : “on va être libéré ?“. Il a ri et dit : “jamais de la vie. Vous serez toujours des ennemis de l’armée française !“ Mais, où est donc la paix ? » Le traité d’armistice prévoit le rapatriement immédiat des prisonniers alliés sans réciprocité. La France se refuse à renvoyer les Allemands dans leur pays, revendiquant le fait qu’elle a subi les plus importants dommages. Une main-d’œuvre gratuite pour reconstruire et déminer le pays, mais aussi une manière de faire « payer l’Allemagne pour les atrocités de la guerre » selon Helmut. Le soldat raconte qu’il n’a pas subi de mauvais traitements, mais une pression psychologique constante : « Loin de nos familles, captifs dans un pays inconnu, nous tombons tous dans une sorte de dépression nerveuse. Un des gas s’est tranché la gorge. Nous ignorons ce qu’ils ont fait de son corps et si sa famille a été prévenue. » Pendant plus de deux ans, le désespoir inonde le journal. La mort revient sans cesse. Une obsession. Helmut sombre : « Est-ce la seule solution pour échapper à ses barbelés français ? » 

26 janvier 1920 : la libération 

À la dernière page, l’ultime date. 26 janvier 1920, Helmut est libéré, à l’instar de plus de 300.000 autres prisonniers allemands. La libération a lieu sous la pression du gouvernement américain qui s’oppose par ailleurs à la demande du gouvernement français d’envoi en contrepartie de 400.000 travailleurs civils, qui auraient été payés par la République de Weimar, toujours pour oeuvrer à la reconstruction. « Pour mon père, le bonheur est immense. Il regagne son pays, sa famille. Mais il en restera éternellement traumatisé, brisé», confie Jean-Pierre. À l’aube de 1939, Helmut ne veut pas revivre cette horreur. Envoyé au front. Il tient six mois. Puis, il craque. Une balle de Borchardt C-93 dans chaque jambe. « Le récit se termine ici. Deux ans plus tard, mon père nous a quittés. Peut-être que nous lui rappelions ce passé. Je n’ai plus eu de nouvelles de lui. C’était son évasion. », conclut Jean-Pierre. Un homme meurtri par les guerres, comme tant d’autres, à jamais en fuite. 

Marie Chéreau