« Course à l’Elysée » : les médias fascinés par le « journalisme hippique » ?

Début octobre, le presque candidat Eric Zemmour, pris en compte dans un sondage, comptabilisait 14 % d’intentions de vote. Ce chiffre a été le point de départ de nombreux articles et débats télévisés, faisant parfois plus de bruit que certaines annonces de candidature officielles. Ce fait d’actualité anecdotique de prime abord, est le miroir de la bascule des médias français vers le « journalisme hippique ».

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Récemment dans les colonnes de Sud Ouest, le politiste Alexandre Dezé s’est inquiété de l’inflation sondagière prenant place en France, soulignant la multiplication par quatre du nombre de sondages d’intention de vote réalisé par rapport à l’année 2015. Cet engouement reflète une tendance journalistique de grande ampleur : le « journalisme hippique ». Renforcé par des éléments extérieurs aux organes de presse à savoir l’absence de primaire pour certains partis et la détérioration du clivage gauche droite, le traitement médiatique des élections s’est globalisé autour de ces résultats, ancrant le phénomène de course élyséenne.

Un phénomène qui ne date pas d’hier

Le journalisme hippique ou « horse race reporting » ne date pas d’hier. En 1880, les penseurs américains mettent au point le principe de la « politique hippique » : une métaphore pour décrire la transformation des débats politiques en combats par le biais de l’utilisation massive des sondages opinions. La pratique journaliste qui découle de la théorie consiste à déplacer l’information du débat de fond au résultat et commentaire des sondages.

 Au cours des années 1970, les journaux se mettent à réaliser leurs propres sondages : en période électorale, l’information tend à se concentrer uniquement sur les derniers résultats. Le « journalisme hippique » devient une pratique journalistique à part entière. Face à l’ampleur du phénomène, l’Université de Cambridge, en 2004, a donné les outils clef de ce type de journalisme : l’utilisation massive de référence au sondage et d’un langage gagnant/perdant. L’Université d’Harvard, en 2016, a étudié les conséquences de ce type de journalisme et leurs conséquences sur le résultat des élections. Le professeur Thomas Patterson, qui a dirigé l’étude, a souligné que 60 % de la couverture médiatique des élections présidentielles américaines de 2016 dépeignaient l’élection comme une « course vers la Maison Blanche ». Conséquence de cette médiatisation « sportive des élections » : selon le professeur : « la tendance des médias à répartir la couverture en fonction des victoires et des défaites affecte les décisions des électeurs » et par conséquent a participé à l’élection du très controversé Donald Trump.

Le symbole des fragilités de notre démocratie ?

Ces dernières semaines, les médias français se sont imprégnés de ce type de pratiques, instrumentalisant les derniers scores des candidats, le journaliste politique devenant peu à peu un commentateur sportif. Récemment au micro de France-Culture, Julien Vaulpré ancien conseiller de Nicolas Sarkozy a qualifié les sondages de « sources d’informations pour les médias ». Certains s’inquiètent de cela, comme François-Xavier Lefranc, qui voit en l’utilisation massive des sondages, le symbole des fragilités de notre démocratie, principalement de l’absence d’écoute réelle des citoyens.

Le 27 octobre dernier, le chef de la rédaction de Ouest France, dans un édito aux allures de charte de Munich 2.0, s’est offusqué devant l’utilisation massive des sondages dans les médias et a annoncé que le quotidien qu’il dirige n’en publierait plus. Rappelant la phrase inscrite sous chacun d’eux « le sondage n’est qu’une photographie à un moment donné », le journaliste a mis en accusation « la fièvre sondagière » qui s’empare des médias posant l’idée qu’elle nous « empêche les uns et les autres d’écouter la diversité du pays, de ses habitants, de ses territoires. Elle nous berce d’illusions et nous aveugle (…) ». L’initiative n’a pas lancé de mouvement : aucun grand média français n’a suivi la marche. Mais cette décision a été souligné par de nombreux politiques notamment la candidate du Parti socialiste Anne Hidalgo, qui, alors qu’elle était l’invitée des Matinales politique, a salué ce choix « d’un point de vue démocratique » et a soutenue l’idée « qu’il vaut mieux payer des journalistes pour éclairer les sondages que pour les payer ».

EMMA RIEUX-LAUCAT