Un réveillon au cœur des Urgences

Alors que dans les foyers, les festivités résonnent, au cœur des hôpitaux les blouses blanches sont sur le front. Covid-19, engorgement des urgences, fermetures de lignes de SMUR, crise du personnel soignant et tri des patients, l’heure n’est pas à la fête. Immersion une nuit de Noël au coeur d’un établissement de province au bord du gouffre. 

« Réveillonner au Samu, c’est une sorte de valse intense entre rires, urgences vitales et bûches trop chaudes… », annoncent à l’unisson les soignants. Vendredi 24 décembre, il est 20h30 et pour tous, la garde commence au cœur des Urgences de l’Hôpital de Moulins-sur-Allier (Auvergne). En ce soir de réveillon, le sas d’accueil demeure bondé. Depuis quelques heures, certains patientent debout, d’autres en fauteuils ou encore sur des brancards. Telle la fée clochette, l’infirmière d’orientation et d’accueil virevolte parmi les malades. Malgré la place qui manque, les protestations qui émergent, et les nouveaux protocoles Covid-19, elle tente d’effectuer le plus justement son tri. Tour à tour, elle les interroge sur les motifs de la consultation aux Urgences et sépare les “patients Covid“ des autres. Entre ses mains, chacun est catégorisé avec un degré d’urgence. « C’est un poste difficile avec des responsabilités et la peur de sous-estimer quelque chose de grave. Je suis le premier contact entre l’hôpital et les patients. Je reçois le problème médical du patient, le patient lui-même, les proches, les tensions, les douleurs et cela même un 24 décembre ! », confie Nathalie, 46 ans et infirmière aux Urgences de Moulins depuis 15 ans. Elle est un peu désespérée : des patients arrivés à 9h n’ont pas pu encore être vus. Certains s’en vont spontanément. 

Toujours la même ritournelle… Les différents patients sont ensuite répartis en plusieurs filières : la « bobologie » (les blessures légères et superficielles), les hospitalisations, les urgences graves et vitales confiées aux personnels du SMUR (Service mobile d’urgence et de réanimation). Et bien sûr les patients Covid orientés vers une filière particulière. Pas d’exception en ce soir de réveillon, les différents secteurs sont engorgés : les brancards s’entassent les uns contre les autres, les soins démarrent dans les couloirs et les soignants choisissent de rester dignes pour leurs patients… Au milieu de cette foule, deux policiers et un homme menotté attendent un examen médical avant une garde à vue. Des alertes sonores stridentes s’échappent d’un box : les médecins du SMUR tentent de réanimer une jeune femme. La magie de Noël semble bien loin… Bienvenue au manque d’intimité, à la promiscuité imposée et aux patients échoués, sur une chaise ou un brancard au dessus d’un numéro inscrit à même le sol, seuls, sans soutien, dans un bout de couloir. Avec pour invité indésirable depuis presque deux ans, le Covid-19… « En période de Noël, il y a beaucoup de détresse psychologique. Des suicides, des intoxications médicamenteuses, ou encore une pendaison non récupérée par le SMUR en ce début de journée », raconte, tristement, Nathalie. 

« Dans toutes actions humaines, il y a une part d’humain faillible » 

A Moulins, avant la pandémie, plus d’une centaine de patients se présentaient chaque jour aux Urgences. Aujourd’hui, ce chiffre a plus que doublé. Les couloirs se divisent en deux camps, les “patients Covid“ et les autres. « On reçoit toutes sortes de gravité aux urgences. Des patients qui n’arrivent pas à joindre leur médecin, qui paniquent d’attraper le Covid, qui n’ont plus de solutions médicales et qui se présentent ici pour de la médecine générale ou des blessures très minimes. Et des patients en grande détresse, qui peuvent arriver parfois avec le SMUR et qui sont traités dans le sas des accueils des urgences vitales », explique Thierry Chéreau, médecin aux Urgences, au SAMU et SMUR 03. Souvent, ce sont des personnes âgées qui ont peur de l’hôpital, qui ont appelé au SAMU très tardivement et dont l’état est très préoccupant. Le praticien hospitalier précise que dans la région Centre, l’âge de la population est de plus en plus élevé. Depuis une dizaine d’années, l’afflux de patients a doublé et l’épidémie de Coronavirus est venue une nouvelle fois chambouler le tout. Les effectifs de personnels soignants ont quant à eux diminué. Il y a ceux qui sont partis parce que le travail était devenu trop désorganisé et ceux qui sont en arrêt maladie pour burn-out ou Covid. Le Ségur de la Santé n’aura pas réussi à garder les troupes. « Nos conditions d’exercice avant la pandémie étaient déjà précaires, aujourd’hui, elles sont devenues insupportables », remarque Thierry Chéreau. Face à autant de difficultés, l’erreur peut s’inviter dans cet enfer. Les patients attendent trop longtemps dans les couloirs  ou les box et parfois se dégradent malgré la vigilance des soignants. « Dans toute action humaine, il y a une part d’humain faillible. Le degré d’urgence peut changer aussi pour un patient qui attend un lit d’aval qui n’est pas encore disponible. C’est parfois difficile de s’en apercevoir quand on est occupé auprès d’un patient plus grave qui arrive et dont on s’occupe en priorité », justifie le médecin urgentiste.

© Marie Chéreau

Les esprits ne sont pas à la fête. Le bal des urgences est sans fin. Pourtant, Judith, une jeune infirmière de 25 ans, reste modérément optimiste : « On s’est commandé un menu de réveillon au supermarché à côté. Saumon fumé, pintade et bûches, on espère pouvoir souffler un instant. Ce sera rapide lors d’un détour par la salle de repos les uns après les autres, jamais tous ensemble, et en s’échangeant des informations sur les patients. » Masques FFP2 vissés aux visages, médecins, internes, infirmiers, et aides-soignants s’activent dans tous les sens. Pour le moment, il n’est pas l’heure de souffler. 23h35, le docteur Chéreau est bippé : à la régulation du SAMU 03, la tension monte. « Un grave accident de la route sur la RCEA vient d’avoir lieu. Il y aurait quatre blessés graves. Aucun mort pour le moment déclaré, nous devons agir vite », explique Thierry Chéreau, qui essaie de mobiliser rapidement une équipe du SMUR, les pompiers et les forces de l’ordre. Mais l’affaire se corse, la seule équipe de SMUR disponible en ce soir de Noël est déjà partie à l’autre bout du département sur un arrêt cardiaque. Il va falloir faire venir une équipe médicale de plus loin.

L’enfer, ce n’est plus les autres 

Par manque de médecins et non pas par économie financière, les SMUR du département de l’Allier se sont vus diviser de moitié en quelques années. Sur les six équipes de SMUR disponibles autrefois dans le département, seules trois parviennent à vivoter. Un drame pour le médecin réanimateur: « Plus de SMUR, cela signifie, plus de secours rapidement disponibles aux accidents routiers graves, aux AVC, aux détresses respiratoires, aux suicidés, aux arrêts cardiaques et infarctus… Finalement, aujourd’hui, nous ne sommes plus égaux face aux secours ! » Après de longues négociations, le médecin-régulateur parvient à dépêcher une équipe de Clermont-Ferrand. Au même moment, un soixantenaire passe en arrêt cardiaque aux urgences. Et l’afflux de patients reprend. Un homme s’est coupé le pouce en ouvrant des huitres, un jeune de 18 ans fait un coma éthylique et une dizaine de patients souffrant du Covid-19 attendent d’être examinés… « C’est épuisant, et ça ne s’arrête jamais. Il est trois heures du matin, et ce n’est que le milieu de la garde. Je ne pense pas que je serai capable d’exercer cette profession toute ma vie », réalise, avec lucidité, Judith. Depuis des années, les services d’urgences sont au plus mal et avec la pandémie, les soignants, épuisés, déprimés, sont de plus en plus nombreux à quitter le navire. « Nous sommes en plein plan blanc, et en sous-effectif… Comment voulez-vous que l’on tienne ? », ajoute Nathalie, avant de repartir en courant vers un patient échappant des râles de douleurs. 

© Marie Chéreau

Thierry Chéreau a 57 ans et enchaine les gardes depuis plus de trente-ans. Il a eu le temps de contempler le déclin de l’hôpital public : « Aujourd’hui, on ne dit pas tout à la population. Les Urgences, c’est l’enfer. Et les SMUR, on les ferme. Les soignants accumulent les congés maladies… Où va-t-on ? » Le médecin quitte les urgences au pas de course pour la régulation. Il doit gérer le transfert en hélicoptère d’une des personnes accidentées vers le service de déchocaqe du CHU de Clermont-Ferrand. 20 minutes plus tard, il est déjà de retour pour intuber un patient Covid en détresse respiratoire.  Le service de réanimation de l’hôpital est déjà complet. « J’aime mon métier par-dessus tout, alors j’essaie de tenir. Mais c’est de plus en plus dur. Aujourd’hui, c’est tabou, mais il est clair que par faute de moyens et de personnels, nous sommes obligés d’effectuer un tri parmi les patients… », explique le médecin. Tous les soignants, à demi-mots avouent l’inégalité omniprésente face à l’accès au soin. « Certes, le Covid-19 a renforcé cette sélection, mais elle existe depuis un moment. Tous ne peuvent pas accéder aux lits de réanimation par exemple, et Thierry Chéreau ajoute : « On est forcé d’établir les probabilités de chance de chacun. Cela passe par l’âge et les antécédents médicaux. » Le médecin explique que lors des premières vagues de Covid, ils essayaient d’hospitaliser dans les réanimations la plupart des patients qui en avaient besoin sans tenir compte du nombre de places disponibles. « Désormais cela a bien changé. La réanimation est pleine à 150% et bien sûr pas que de patients Covid. L’heure est au choix », constate-t-il. 

© Marie Chéreau

« Par faute de moyens et de personnels, nous sommes obligés d’effectuer un tri parmi les patients…« 

Il est 6h30, le rythme se tarit peu à peu. Enfin, les soignants se retrouvent tous autour de leur table de réveillon. Les visages sont marqués par la fatigue et la trace laissée par le sillon des élastiques de leurs FFP2. Les bûches sont chaudes et abandonnées pour des cafés très noirs. Mais on essaie de nourrir encore un soupçon d’espoir. « Pourquoi dormir ? S’il est une chose que j’ai appris ici aux urgences, c’est la fragilité de la vie. Alors tant que l’on peut, vivons pleinement. Et Joyeux Noël ! », conclut le docteur Chéreau. Deux heures plus tard, la garde est enfin finie, la relève arrive au compte-gouttes. Les soignants se détendent, car malgré les désorganisations et les tragédies de la nuit, ils sont heureux de regagner leur famille pour célébrer Noël. Bien loin de Jean-Paul Sartre, l’enfer, ce n’est plus les autres. Moulins, le samedi 25 décembre, il est 8h30 et les couloirs ne désemplissent pas. L’hôpital moderne demeure la version 2.0 de la cour des miracles…

Marie Chéreau