Dimanche 2 janvier dernier, Cyril Hanouna, animateur et producteur de télévision, a annoncé la sortie du film de Hakim et Ali Bougheraba qu’il co-produit. Depuis, les réactions d’internautes indignées se multiplient sur les réseaux sociaux, accusant le film de stigmatiser les élèves de Segpa, souvent déjà en grande difficulté.
Alors que sa sortie n’est prévue qu’en avril prochain, le film Segpa fait déjà beaucoup parler de lui. Inspiré d’une web-série à succès créée en 2016 par Hakim Bougheraba et Ichem Boogy, ce long-métrage veut adopter un ton décalé en caricaturant le quotidien d’élèves de Segpa. Au casting de cette adaptation, quelques têtes connues de l’humour français comme Alban Ivanov ou Issa Doumbia. Mais pour les internautes, c’est un loupé.
La Segpa, une solution d’accompagnement pour les élèves en grande difficulté
Reprenons les bases. La classe Segpa : kesako ? Le Ministère de l’Éducation les définit comme des classes pour élèves « présentant des difficultés scolaires importantes ne pouvant pas être résolues par des actions d’aide scolaire et de soutien ». Accueillis tout au long du collège, de la sixième à la troisième, les élèves de Segpa sont donc des élèves présentant des retards importants sur le plan scolaire.En moyenne, les élèves arrivant en sixième Segpa présentent un niveau CE2 / CM1. Autant d’éléments qui ne leur permettent pas d’avancer dans les apprentissages au même rythme que les autres.
Souvent, ces retards accumulés sont liés à des parcours de vie chaotiques : accidents de la vie, troubles dys (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie), élèves ayant un parcours migratoire compliqué, … Alors, pour les accompagner au mieux vers une formation professionnelle ou vers une poursuite d’études au lycée, ce parcours propose des heures de cours aménagés et un rythme de travail adapté. À la fin du collège, les élèves passent généralement le certificat de formation générale (CFG). Certains décrochent le diplôme national du brevet (DNB) série professionnelle.
Ce sont ces élèves que le film coproduit par Cyril Hanouna a pour ambition de caricaturer. S’il faut bien entendu attendre la diffusion du film pour se forger un avis définitif sur la question, le titre et la bande-annonce suffisent à s’en faire une première idée. Une pétition a été lancée par un enseignant et parent d’élève de Segpa demandant a minima de changer le titre du film. Selon ce dernier, « l’idée n’est pas d’incriminer les équipes du film. On demande seulement de rendre justice aux élèves ».
Un « mépris de classe » qui fait réagir
Dans les médias, les enseignants sont nombreux à clamer leur inquiétude. Nolwenn Vahé, professeure au collège Rosa-Parks de Rennes (Ile-et-Vilaine), témoigne au micro de Ouest-France : « J’ai dû dire à des élèves que non, ils ne sont pas « débiles ». Ils ont un parcours fragile et une estime de soi qui l’est encore plus. » Rachid Zerrouki, enseignant en Segpa et auteur d’un livre sur le sujet, Les Incasables, a quant à lui fustigé sur Twitter un film faisant passer les élèves concernés pour des « abrutis, martyrisant ainsi une confiance en eux déjà bien délabrée ».
En enseignant en Segpa à des élèves âgés de 12 à 16 ans, je savais que je ne façonnerais pas des ingénieurs, des médecins ou des avocats, mais des manutentionnaires, carreleurs, tourneurs-fraiseurs ou professionnels de l’aide à domicile – des prolétaires sans qui tout s’effondrerait, mais que la société méprise, maltraite, sous-paye et exploite. En revanche, j’ignorais tout de ce que j’allais recevoir en retour : des leçons de vie en pagaille, des souvenirs impérissables et un sens à mon métier.
Rachid Zerrouki, Les Incasables, éd. Robert Laffon
Et la révolte remonte jusque dans les rangs politiques. Le président de la commission « éducation » à l’Assemblée ainsi qu’un syndicat enseignant ont déclaré jeudi redouter « une stigmatisation crasse et affligeante » et un « mépris de classe ». Le député du Bas-Rhin Bruno Studer (La République en marche) s’est déclaré « consterné par les premières images du film Les Segpa ».


Segpa, ou la banalisation de la stigmatisation
Mais peut-on vraiment rire de tout, y compris de ces élèves en grande difficulté ?
La stigmatisation des élèves de Segpa ne date pourtant pas d’hier. Combien d’entre nous ont déjà été traités de « segpa » car en-dessous du niveau moyen de sa classe ? Ou parce qu’ils ont fait les idiots le temps d’un instant ? « Segpa », c’est presque devenu une insulte dans les cours de récréation. Et c’est ici que commence la stigmatisation. Et pour l’auteur du livre Les Incasables, les élèves de Segpa « sont marqués par ces mauvaises blagues et ces caricatures à répétition. Chacune est une simple blessure à l’ego mais leur amoncellement quotidien est un supplice aux séquelles psychologiques impérissables ».
Ce sont autant de stéréotypes et de préjugés que les professeurs s’emploient, parfois plusieurs années durant, à déconstruire pour redonner confiance à ces élèves que la vie a cabossés. Alors qu’un animateur de télévision à la côte de popularité exponentielle s’octroie une heure et demie de grand écran au cinéma pour se moquer d’eux, c’est presque le travail d’une vie réduit à néant. Comment expliquer à ces élèves que – non – il ne faut pas prendre ce film comme une attaque personnelle ? Que – non – ils ne sont pas ces « abrutis » pour lesquels Cyril Hanouna tente de les faire passer ? Surtout quand l’on sait qu’ils n’auront aucune chance de se défendre face à ce géant de la télévision. Et comment expliquer au public que – non – ce film ne représente pas la réalité d’une filière beaucoup plus complexe que d’apparence ? Diffuser ce film dans toutes les salles noires à travers le pays, c’est autoriser la banalisation du harcèlement et de la stigmatisation que vivent ces élèves.
Et cela pourrait avoir des conséquences sur le long terme selon certains professionnels. De nombreux parents d’élèves étaient déjà réticents à l’idée de placer leurs enfants en classe Segpa, en raison de la mauvaise image véhiculée. Et le film ne risque pas d’arranger les choses, mais plutôt de les empirer. Si les parents refusent cette place en Segpa à leurs enfants, ces derniers, déjà en grande difficulté, devront rejoindre la voie générale dès la sixième et risquent d’autant plus d’être en décrochage scolaire dans les premières années du collège.
C’est à se demander si Cyril Hanouna ne se servirait pas du sort d’élèves en difficulté pour faire le buzz et récolter de l’argent. Quoiqu’il en soit, pour se faire une idée définitive sur ce film, il faudra attendre le 20 avril prochain.
Morgane Jean
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