Crise Otan / Russie : la Russie peut-elle priver les Européens d’Internet ?

Devant le risque d’une escalade militaire entre les occidentaux et la Russie, à la suite de la guerre d’agression menée par Moscou à l’encontre de l’Ukraine, la sécurité des câbles sous-marins de communication, sans lesquels Internet ne pourrait fonctionner, est pris en compte par les états-majors alliés et en particulier français.

Dans l’éventail des moyens militaires à disposition de la Russie, les forces navales, et en particulier sous-marines, sont au service d’une stratégie de maîtrise de ses approches maritimes et, sur un plan offensif, de menace à l’encontre des communications entre l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord. Depuis le déclenchement du conflit entre l’Ukraine et la Russie, la question de la sécurité de nos communications est posée. 99% de celles-ci, intercontinentales, passent par des câbles sous-marins. 92% des données numériques des Européens sont stockées aux Etats-Unis. Ces infrastructures sous-marines reliant la métropole, traversant l’Atlantique Nord et la Méditerranée, sont donc vitales pour nous.

Les câbles sous-marins de communication relient chaque continent à travers les mers et océans ainsi que le long des côtes et permettent à Internet de fonctionner à haut débit. Ils constituent la réalité concrète de ce réseau mondial qu’est Internet. On en compte 447, représentant une longueur cumulée de près de 900 000km. La menace de coupure de ces derniers par un Etat hostile est sérieusement envisagée et les mesures pour y faire face étudiées et actuellement appliquées. De ces infrastructures dépendent le bon fonctionnement de nos services publics et du commerce international, par l’échange des données entre ses acteurs et par la sécurité de nos transactions financières. Dans nos sociétés modernes, de plus en plus dépendantes du numérique, avec des processus de production de plus en plus automatisés, l’interruption de nos communications serait un acte grave.

Un enjeu de sécurité 

Selon le rapport d’information déposé le 17 février 2022 par la commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la guerre de haute intensité : « La maîtrise des grandes routes maritimes par lesquelles transite le commerce mondial est évidemment un enjeu, tout comme, désormais, les fonds marins où passent les câbles sous-marins de fibres optiques par lesquels transitent 99 % des données numériques mondiales. ». 

Le 14 février dernier, la ministre des armées, Florence Parly, a annoncé la mise en oeuvre d’une nouvelle stratégie de maîtrise des fonds marins, en rappelant que « ces câbles sont les ponts du XXIème siècle ».

L’invasion de l’Ukraine menée par la Russie, et au-delà de ce seul théâtre, la revendication de la Russie de revenir, s’agissant de l’Otan, à la situation qui prévalait avant 1997, date précédant l’extension de l’alliance militaire aux ex-pays du Pacte de Varsovie, ouvrent un nouveau chapitre dans les tensions entre les membres de l’organisation atlantique et Moscou. Dans l’étude des actions possibles russes, les alliés estiment que la Russie est en capacité de menacer l’intégrité de ces infrastructures sous-marines. La menace de cyberattaques sur des infrastructures clefs, et en particulier, des activités d’espionnage voire de sabotage sont en effet des caractéristiques de la guerre telle qu’elle se pratique au XXIème siècle. 

Conscients de cet enjeu, les membres de l’Otan ont indiqué qu’une cyberattaque grave, y compris à l’encontre d’infrastructures sous-marines pourrait, selon sa nature, mettre en oeuvre la clause de l’article 5 activant la défense collective.

Les capacités russes

Les câbles sous-marins de communication peuvent subir des activités d’espionnage voire de sabotage. En la matière, la Russie dispose de certaines capacités : d’anciens sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) capables d’opérer à de très grandes profondeurs pour opérer spécialement sur ces infrastructures sous-marines. En particulier, Moscou met en oeuvre le sous-marin « Locharik » (AC-12), (victime d’un incendie en 2019 sans que l’on sache si il est redevenu depuis opérationnel), construit uniquement dans ce but.

Au-delà des sous-marins, la Russie déploie des navires de surface, et en particulier des navires océanographiques, soupçonnés par les occidentaux de mener également de telles opérations, dont le Yantar, navire dont les activités avaient été surveillées, au large de l’Irlande, lieu d’arrivée de certains câbles transatlantiques, par la Marine nationale durant l’été 2021. Sous couvert de missions de recherches océanographiques, des activités d’espionnage à l’aide de mini-submersibles ou de plongeurs, selon la profondeur et l’environnement, peuvent donc être réalisées.

Selon le chercheur américain Michael Sechrist, interrogé en 2015 par Le Figaro : « Ce qui inquiète le plus le Pentagone, c’est que la Russie semble chercher les points les plus vulnérables, les endroits où il est difficile de surveiller les câbles et où les ruptures sont difficiles à trouver et surtout à réparer. La localisation des câbles est quasi impossible à garder secrète. (…) Les câbles sous-marins suivent les mêmes itinéraires utilisés depuis que les premiers ont été posés dans les années 1860 » (« Les câbles sous-marins, objets de toute l’attention de l’armée russe« , Le Figaro, 3 novembre 2015). 

La vigilance française et ses moyens 

En plus des capacités militaires de ses alliés, les Etats-Unis et le Royaume-Uni en premier lieu, la France s’est dotée d’une stratégie de maîtrise des fonds-marins annoncée le 14 février 2022 par la ministre des armées. Avec le second espace maritime mondial, Paris met en oeuvre d’importants moyens pour l’explorer, le surveiller et le développer. Les profondeurs sont des lieux de passages d’infrastructures sous-marines, comme le  réseau de transport d’énergie et de communication, mais également des lieux comportant d’importantes ressources minérales et halieutiques. Le respect de la souveraineté française, dans les limites territoriales de son espace maritime et au delà, dans sa zone économique exclusive (ZEE) sont au coeur de la stratégie militaire française.

Sur un plan terrestre, les points d’entrée et de sortie des câbles sous-marins sont surveillés. Sur un plan maritime, la Marine nationale dispose en premier lieu, grâce à sa chaîne sémaphorique (à l’exemple du CROSS du cap Gris-Nez dans notre région), de moyens de surveillance de l’espace aéromaritime français. Elle met en oeuvre des moyens pour inspecter les fonds marins, grâce à ses chasseurs de mines, capables d’identifier et de préciser les caractéristiques d’objets douteux. Enfin, si une intervention est nécessaire, elle peut déployer la cellule ‘Plongée humaine et intervention sous la mer’, qui met en oeuvre les moyens humains et matériels nécessaires pour effectuer un diagnostic plus poussé et traiter d’éventuelles menaces (« Comment la Marine nationale surveille les câbles sous-marins de communication ?« , Opex.com, 11 décembre 2018).

Ces opérations de vigilance recouvre donc toutes les dimensions : sous-marines et aéromaritimes.

En effet, en réponse à l’agression russe de l’Ukraine, les dispositions militaires prises par la France ont été renforcées sur tout l’espace maritime européen, en Atlantique Nord, en Norvège et en Méditerranée centrale et orientale. En Atlantique Nord, près des voies de sortie de la flotte du Nord de la marine russe, au large des côtes du Groenland, de l’Islande et de l’Irlande, la Frégate multi-missions (FREMM) Languedoc et deux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) patrouillent pour surveiller cette zone. Au large de la Norvège, dans le cadre de l’exercice otanien COLD RESPONSE 2022, la France est présente par le biais du déploiement du porte-hélicoptère d’assaut (PHA) Dixmude. La Méditerranée centrale et orientale concentre l’essentiel de l’effort français avec la présence d’un groupe aéronaval français (GAN), opérant jusqu’alors à titre strictement national, mais ayant basculé au soutien des opérations de l’Otan depuis l’invasion de l’Ukraine, composé du porte-avions Charles de Gaulle, du pétrolier-ravitailleur Marne, de deux SNA, de la frégate de défense aérienne (FDA) Forbin, des FREMM Normandie, Alsace et désormais Auvergne, qui était accompagnée d’un avion de patrouille maritime ATL II, participant jusqu’alors à l’exercice otanien DYNAMIC LANTA 2022 dont l’objectif est la lutte anti-sous-marine (ASM) de haut niveau. Enfin, le déploiement le 18 février, de la mission Jeanne d’arc, composée notamment du PHA Mistral, se déroulant de février à juillet 2022, permet de renforcer la présence française en Méditerranée. 

Ces moyens de sûreté maritime garantissent également, parmi les missions qui leurs sont confiées, l’intégrité de nos infrastructures sous-marines. A la suite des annonces de la ministre des armées, Florence Parly, le 14 février dernier, Paris va se doter de drones sous-marins pour patrouiller et donc surveiller les fonds marins et de véhicules sous-marins téléguidés pouvant descendre jusqu’à 6000 mètres de fond, d’ici 2026, grâce notamment au soutien financier porté par le plan d’investissement « France 2030 ».

En effet, durant l’été 2021, l’Amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la marine (CEMM) a précisé que l’ensemble de ces moyens pourront donner à nos marins : « (…) des capacités à comprendre, à agir, si besoin, sur les câbles sous-marins et aussi à procéder au relevage d’objets dans les grands fonds. «  (Compte rendu du 16 juin 2021, Commission de la Défense nationale et des Forces armées, Assemblée nationale).

« Les fonds marins sont un nouveau terrain de rapport de forces qu’il nous faut maîtriser pour être prêt à agir, à se défendre et, le cas échéant à prendre l’initiative, ou du moins, à répliquer. » souligné récemment la ministre des armées. Face à cette source de tensions entre les Etats qu’implique la maîtrise des câbles sous-marins, la France, vis-à-vis de la Russie comme, par ailleurs, d’autres Etats potentiellement hostiles, se tient prête.

(Capture d’écran du site Telegeography, le 26 février 2022, figurant la disposition des câbles sous-marins de communication traversant l’Atlantique Nord.)
(Même source, ici figurant la disposition des câbles sous-marins de communication autour du territoire métropolitain français)

Antoine Béghin