Malgré les récentes annonces gouvernementales, des milliers de personnes se sont mobilisées, dimanche 13 mars, à Bastia. Une nouvelle fois, colère et violences étaient au rendez-vous. Car la jeunesse corse, soutenue par ses ainés, n’a pas fini de se tenir debout, à la conquête de son « idéal ». Immersion au sein du cortège.
« Liberta, Liberta ! Quel que soit notre âge, on mènera notre combat jusqu’au bout ! » Capuches sur la tête pour les jeunes, des parapluies pour les anciens. Car ce dimanche 13 mars, la pluie a rejoint la colère dans le cortège. Au coeur du fief indépendantiste, à Bastia, en Corse du Nord, 7000 participants selon les autorités, 12000 d’après les organisateurs, ont battu le pavé. Les drapeaux de la tête de Maure se confondent aux banderoles arborant le visage de Colonna. Un seul mot d’ordre : « Statu Francese Assassinu » ! (« État français assassin ! »)
Émeutes, tirs de carabine et gaz lacrymogène
15h. Le palais justice de Bastia. La pluie, fine et froide, n’a pas découragé les nombreux militants, présents au rendez-vous. Des Corses de tous les âges déclament à l’unisson leurs revendications. Boulevard Paoli, le cortège défile calmement au rythme des slogans, remplissant tout l’espace, débordant sur les trottoirs. Une heure de calme, avant la tempête… Dès l’arrivée du cortège à la préfecture, des échauffourées éclatent entre les forces de l’ordre et « 300 manifestants encagoulés », selon les autorités. Vêtus de noir, équipés de masques à gaz, les révoltés multiplient les attaques contre les CRS. Gaz lacrymogènes et canons à eau d’un côté, cocktails molotov, bombes agricoles et cailloux dénichés sur les voies ferrées de l’autre… Les deux camps s’affrontent de longues heures.

À 20 heures, la préfecture appelle la « population du centre-ville de Bastia à éviter de sortir de chez elle ». Elle précise que des « émeutiers » auraient tiré « à de nombreuses reprises à la carabine à plomb sur des policiers ». Le climat est chaotique et les heurts perdurent jusqu’à 22h30. La colère s’enracine. « On ne lâche rien du tout! Tant que les prisonniers ne seront pas rentrés chez eux, et que le dialogue restera fermé, on sera là », assure Lucas*, 22 ans, après avoir lancé un parpaing en direction d’un CRS. Des projectiles, des ripostes et du sang… Bilan final de l’émeute : 67 blessés, dont 44 membres des forces de l’ordre. Enfin, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonce par un communiqué transmis à l’AFP qu’il se rendra mercredi 16 et jeudi 17 mars en Corse « pour ouvrir un cycle de discussion avec l’ensemble des élus et des forces vives de l’île ».
La jeunesse corse à la conquête « d’un idéal »
Au sein du cortège, tous les manifestants ne cautionnent pas ces violences. Sandrine*, 55 ans, insiste : « Il ne faut pas retenir que les débordements. On demande seulement la vérité et la justice pour Yvan, la liberté pour les patriotes et la reconnaissance du peuple corse. » Mais nombreux demeurent ceux qui expliquent cette colère. « On dit : “Les jeunes, c’est des casseurs”, mais c’est pas des casseurs, ils se battent pour un idéal. C’est grâce à eux que ça a bougé », constate Pascal*, 60 ans, faisant référence à la décision de Jean Castex, de lever le statut de « détenu particulièrement signalé » (DPS) de Yvan Colona, Pierre Alessandri et Alain Ferrandi. « C’est un progrès, mais ça ne suffit pas, ça ne suffira jamais, assure Elisa*, 19 ans, qui a déjà participé à un premier rassemblement à Corte, deux jours plus tôt, et notre engagement commence seulement à porter ses fruits. »
Depuis le 2 mars dernier, tensions et violences se sont invitées sur l’île de beauté à la suite de l’agression d’Yvan Colonna, à la prison d’Arles. Le militant indépendantiste condamné pour sa participation à l’assassinat du préfet d’Erignac en 1998 a été violemment molesté par son co-détenu, un vétéran du djihad afghan. Ce dernier a reconnu les faits en garde à vue et a été mis en examen pour « tentative d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste. » L’agression, puis la réponse gouvernementale qui a suivi, soit le silence, ont soufflé les braises de la révolte corse. La levée du statut de détenu particulièrement signalé (DPS) pour Yvan Colonna seul a déclenché l’étincelle de la colère, et des revendications indépendantistes, offrant à l’île de nouvelles heures sombres. Face à une situation « proche de l’émeute », selon le nouveau préfet de Corse Amaury de Saint-Quentin, le gouvernement français s’est vu obliger de faire un pas. Vendredi 11 mars, Jean Castex, le Premier ministre a accordé la radiation du répertoire des DPS des deux autres membres du « commando Erignac », Alain Ferrandi et Pierre Alessandri. Eux aussi, condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, étaient détenus loin de leur île et de leur famille, à la centrale de Poissy dans les Yvelines. Enfin, leur combat est entendu : depuis plusieurs années, toutes leurs demandes de rapprochement à la maison d’arrêt de Borgo leur avaient été refusées.
« Pour la libération de tous les prisonniers politiques corses »
« Une décision pleine de bon sens », a réagi le maire Horizons d’Ajaccio Laurent Marcangeli auprès de Médiapart. Un sentiment partagé par Gilles Simeoni, président autonomiste du conseil exécutif de Corse : « C’est le droit qui s’applique. La situation qui prévalait jusqu’à aujourd’hui était celle de l’anormalité. La demande de rapprochement était portée par la quasi-unanimité des forces politiques corses. Aujourd’hui, la moitié du chemin est faite. », a-t-il rappelé sur BFMTV. Mais quelle est l’autre « moitié du chemin » qu’il reste à accomplir ? Pour la majorité nationaliste, via un communiqué paru jeudi 10 mars, la solution réside dans l’ouverture d’un « cycle nouveau dans les rapports entre l’État et la Corse. » Cette nouvelle ère serait basée « le respect du suffrage universel et de la légitimité démocratique » et permettrait « d’ouvrir un dialogue entre l’État et la Collectivité de Corse ».

Alors, la jeunesse n’hésite pas à prendre part à la lutte. Pierre-Joseph Paganelli, président du syndicat étudiant Cunsulta di a Ghjuventù Corsa, assure que ce premier geste de l’État est « positif, mais insuffisant pour calmer la situation ». Le jeune homme rappelle que le Conseil d’administration de l’université de Corse a adopté à l’unanimité une motion réclamant « la libération de tous les prisonniers politiques corses ». « Aujourd’hui, on a besoin de gestes forts », revendique Pierre-Joseph, et c’est pour cela, que nous avons appelé à la mobilisation dimanche, dans les rues de Bastia ». Les jeunes corses d’aujourd’hui ont décidé d’écrire leur propre histoire, reprenant le flambeau des ainés. Tous font partie de cette génération qui n’a pas vécu les événements des années 1990, mais qui a grandi au son des exploits du mouvement nationaliste. « La jeunesse fait l’éclatante démonstration que ceux qui, à Paris, misent sur l’essoufflement de la cause nationale corse, se trompent lourdement. Cette jeunesse a montré non seulement sa maturité politique, mais aussi sa force de mobilisation, elle doit être encouragée et appuyée par tout le peuple », revendique Eric Simoni, membre de l’Exécutif de Corsica Libera.
Violences VS délibérations démocratiques : un combat perdu d’avance ?
« On se réapproprie notre histoire et l’imaginaire qu’elle véhicule sous le regard de nos ainés », confie Elisa. Son père, Gérard*, 52 ans, ajoute : « J’encourage son engagement, mais je redoute les violences. J’ai envie de la protéger et en même temps, c’est son devoir. Elle se bat pour notre futur. » À Ajaccio, Patricia*, 45 ans, décrit de nombreuses scènes « atypiques » lors du dernier rassemblement : « Plusieurs anciens jouaient les cordons sanitaires entre les lycéens et les forces de l’ordre. Ils leur criaient “On ne veut pas que vous vous fassiez taper sur la gueule !“ » Des scènes similaires se sont multipliées sur l’île. Le député Libertés et Territoires Michel Castellani a fait le tour des lycées d’Ajaccio pour appeler au calme. À Porto-Vecchio, le maire autonomiste Jean-Christophe Angelini, a essayé lui aussi de raisonner ses lycéens : « Malheureusement, aujourd’hui on montre que les violences fonctionnent mieux que les délibérations démocratiques ».

Toujours est-il que la jeunesse corse n’a pas fini de mener son combat. Car malgré tout, même en omettant d’aborder la guerre en Ukraine, la campagne présidentielle semble biaiser toutes promesses d’avenir. Laurent Marcangeli, le maire d’Ajaccio, a constaté, dans les colonnes de Médiapart qu’ « on ne peut pas fixer un grand débat dans ce moment électoral. ». « Il y a une élection majeure dans un mois dont personne ne connaît l’issue : si un ministre arrivait demain en parlant autonomie, ça ne vaudrait rien. », décrit-il, défaitiste. Le calme n’est pas près de souffler sur l’île de beauté. Car après deux années étouffées par la crise sanitaire, la mobilisation actuelle devient, pour tous, une respiration. « C’est mal. C’est dans la violence. Mais nous, les jeunes, avons enfin l’impression de reprendre en main notre vie et d’écrire l’histoire. À notre tour ! , conclut Lucas, A mi Patria ! »
Marie Chéreau
* Par souci d’anonymat, les prénoms ont été modifiés.
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