Dessinateurs de presse, ces bouffons et hérauts de la liberté d’expression !

Des symboles, de l’exagération, des métaphores, des stéréotypes et une certaine forme d’agressivité… Depuis trois décennies, le dessin de presse bouscule l’actualité française. Entre questions artistiques, éthiques, limites, idéal de liberté d’expression, et un semblant d’eldorado français, immersion dans le microcosme de la caricature de presse.

« La caricature tient un rôle de bouffon du roi« , confie entre deux esquisses, Jacek Woźniak, dessinateur de presse au Canard Enchainé. Un trait, puis un autre. Jacek compose son dessin tout en tissant la définition de sa profession : « Au Moyen Âge, le bouffon était toujours à côté du roi. Parfois, c’était même un philosophe. Par ses remarques amusantes, il faisait réfléchir le régent. Il ne prenait pas le risque de se faire couper la tête, car c’était seulement pour détourner l’intention et alléger les situations graves. » Pour l’artiste polonais, arrivé en France en 1982 après avoir obtenu l’asile politique, le poids de la caricature peut être aussi insignifiant que redoutable. Redoutable face à une situation politique compliquée, redoutable encore entre les mains d’un mouvement populaire, voire communautaire.

© Marc Large

Périodes de tension comme sources de création 

« On croit souvent que la caricature a un pouvoir, débute Guillaume Doizy, historien et expert de la caricature de presse, Le premier événement majeur à avoir contribué à l’essor de la caricature de presse est la Révolution française. » 1789, des centaines de caricatures éclectiques éclosent, mais les tirages demeurent relativement faibles. Quelques années plus tard, en 1792, le journaliste royaliste, Jacques-Marie Boyer de Nîmes, publie le premier recueil de caricatures en France. « Il explique le déclenchement de la Révolution française par la diffusion de caricatures révolutionnaires qui auraient été produites par les protestants : les caricatures seraient à l’origine du discours révolutionnaire. », explique Guillaume Doizy. Cette croyance perdure au 19e siècle et justifie alors la censure. « On censure les images au nom du fait qu’elles suscitent des troubles. Quand on regarde bien la chronologie de la publication des images, et des événements eux-mêmes, en tant qu’historien, je constate que les caricatures arrivent toujours après les événements. Elles ne les précèdent pas. », observe le spécialiste. Pour Jacek Wozniak, mais aussi pour Pancho, Vera Makina Császár et Marc Large, caricaturistes d’aujourd’hui, les époques évoluent, mais l’essence même de leur art, non. Un dessin de presse a besoin de la maturation des événements, des esprits et des discours politiques qui les accompagnent pour que le dessinateur en donne une traduction caricaturale.

« Dans les périodes de crises sociales, il y a une demande… Il y a cette liberté en générale qu’on retrouve puisque les cadres, le contrôle de l’Etat volent en éclat. », expose Guillaume Doizy. Historiquement en France, l’essor de la caricature de presse a toujours correspondu à des périodes de crises sociales et politiques. Durant la Révolution française, la monarchie de Juillet ou encore l’affaire Dreyfus, caricatures et pamphlets se multiplient et gagnent en échos dans la société. « Il y a aussi les périodes de guerre qui sont propices aux caricatures. Pendant la Première Guerre mondiale, on les envisage sous un autre rôle et on prône une nouvelle manière de les utiliser, l’historien poursuit, ce rôle est celui de la propagande. » En France, toutes les périodes de tension deviennent alors source de création, mais certains laps de temps plus calmes apportent parfois un renouveau au dessin de presse, avec notamment la création d’Hara-Kiri, « le journal bête et méchant » dans les années 60. Mais à l’horizon, Mai 68 se profile… « On pourrait presque citer une crise tous les dix ans en France qui a favorisé le dessin de presse », conclut monsieur Doizy.   

« L’influence que peut avoir un dessin est toujours une surprise »

Armé de ses crayons et d’un regard aiguisé sur son temps, le dessinateur affronte les événements d’actualité, et avec humour espère en ressortir indemne. « Le dessin de presse est un privilège, mais aussi une responsabilité », soulève Pancho, dessinateur au Canard Enchainé et collaborateur pour le New York Revue Books. L’artiste se sent honoré de pouvoir exprimer des idées « que d’autres voudraient dire » tout en le faisant de manière « responsable ». Enfant, Pancho rêvait d’être peintre, mais il naquit « en Uruguay, un tout petit pays où on ne vit pas de l’art ». L’homme s’essaie très vite au dessin de presse et à 24 ans, en 1968, il publie ses premières caricatures dans l’hebdomadaire Marchta : « c’était un journal qui tenait un peu la place du Monde et le directeur était francophone et francophile, il avait appris avec Hubert Beuve-Méry. Il m’a formé. » En 1983, il débarque en France et commence à travailler au Monde, son rêve. Et c’est en cette rédaction mythique que Pancho signe son plus célèbre dessin lors du 10e anniversaire de l’abolition de la peine de Mort. « Quelques jours après la publication, le ministre de la Justice m’a demandé l’original. Il l’a encadré et posé à l’Élysée », raconte Pancho. Ce même dessin lui est commandé beaucoup de fois, à destination de livres scolaires ou encore par des lycées. Très fier, l’artiste poursuit son anecdote : « Cette année, Badinter m’a contacté, car il fait une exposition à la bibliothèque Nationale avec sa collection de documents et il voulait exposer ce dessin. Il y est, entre les documents signés par d’Anton et Robespierre ! ». Trente ans après sa réalisation, ce modeste dessin continue de vivre ; son message raisonne encore dans notre époque. « L’influence  que peut avoir un dessin est toujours une surprise. Oui, le dessin peut avoir une influence sur le débat et droit public. Quand je suis arrivé au journal ce jour-là, je n’imaginais cela. », une émotion voile doucement la voix de l’homme. Des centaines de milliers de dessins et un qui sort du lot. Pour Pancho, ce fut pour le meilleur. Parfois, c’est pour le pire… 

© Pancho

Dans le microcosme de la caricature, il est un traumatisme. Une date noire. Ancrée, à jamais. 2015 et le terrible assassinat des dessinateurs de Charlie Hebdo suite à la publication de caricatures sur Mahomet. Des hommes froidement tués, une liberté d’expression bafouée et des Français qui battent le pavé. Nous sommes tous Charlie. « Jusqu’à ce moment là, je pensais qu’il y avait un accord général sur le fait qu’on peut vivre pacifiquement les désaccords dans ce pays. », confie Vera Makina Császár, dessinatrice hongroise immigrée en France deux ans avant le drame. Dès 2005, les premières caricatures de Mahomet sont publiées dans le journal danois Jyllands-Posten, et les dessinateurs menacés. « Avec ces caricatures une décontextualisation a été voulue, c’est une manipulation d’un islam politique, explique Fabienne Desseux, le dessin est théoriquement universel, mais l’humour est très culturel. » Fin 2018, la journaliste se rend compte que les caricaturistes sont encore menacés de mort, « malgré Charlie », elle débute alors une investigation, Traits engagés: les dessinateurs de presse parlent de leur métier (Editions Iconovox). « Ont-ils fait évoluer leurs pratiques depuis les attentats de 2015 ? Sont-ils vraiment les hérauts et les héros de la liberté d’expression ? », interroge Fabienne Desseux. Le constat est alarmant : les menaces se multiplient et elles ne sont pas toujours sur le terrain de la religion. « On est dans une société d’émotion. Quand un dessin de presse vient vous gratter là où ça vous fait mal à vous, on surréagit. », constate la journaliste qui cite l’exemple de Soulcié. Le dessinateur avait dessiné un riche de manière obèse dans une caricature, il a été accusé de grossophobie…

Communautarisme et dérives sur les réseaux sociaux 

Pour Guillaume Doizy, la caricature permet de « cristalliser un certain nombre de représentations chez ceux qui sont convaincus par le discours porté par les images. » Autrement dit, la caricature ne met pas en mouvement les foules, ne convainc pas les réfractaires aux discours, mais radicalise ceux qui partagent la même sensibilité que les dessinateurs. « La caricature permet aussi de souder une communauté. Il y a un phénomène sociologique », complète l’historien qui observe une montée en puissance des revendications communautaires depuis les années 90, en France, mais aussi à l’étranger. Outre-Atlantique, les dessinateurs américains dressent le portrait des compagnies pétrolières sous la forme de prostituées afin de dénoncer leurs politiques commerciales. Les associations de défense des prostituées montent au créneau et dénoncent une métaphore qui accentue la discrimination à l’égard des travailleuses du sexe. « Il a cette pression, cette censure morale permanente qui n’est ni une censure d’État ni une censure économique, Guillaume Doizy ajoute, c’est une période difficile, beaucoup de dessinateurs ont le sentiment de ne plus pouvoir exercer leur profession comme avant. Avec une espèce d’insouciance… » Car si les caricaturistes sont les maitres des traits exagérés, l’exacerbation du sens de leur dessin, une fois publié, ne leur appartient plus. Et souvent, le dessin doit son avenir à la toile sans fond et anonyme d’internet… 

© Pancho

« Un réseau social fonctionne comme une sorte d’agora, où chacun peut s’exprimer au moins pour l’instant, sans trop de contrôles. Évidemment il y a beaucoup de choses de basse qualité, mais la caricature est liée à l’art du peuple. Je crois que les réseaux sociaux peuvent contribuer à la survie et à un rajeunissement du langage de la caricature », explique avec espoir Vera Makina. Et ses confrères dessinateurs ne la contredisent pas : les réseaux sociaux leur permettent d’accéder à une nouvelle audience, toucher une nouvelle cible et nouer des interactions plus directes avec leur public. Mais toujours est-il que la toile demeure « une arme à double tranchant », comme l’analyse Fabienne Desseux : « Sur les réseaux sociaux, le dessin sort de son contexte et cela peut devenir dangereux. Si vous n’avez pas envie de lire un journal d’extrême droite, vous ne le lisez pas. Si vous voyez un dessin que vous ne vouliez pas voir dans votre fil d’actualité, vous le voyez quand même. » Et notre époque 2.0 est aux trolls du net, au boom du complotisme, et à la désinformation en masse. Une caricature de presse peut en un clic devenir un objet de haine ou de revendication.  

« C’est une liberté d’expression à géométrie variable » 

« Les réseaux sociaux peuvent dénaturer la philosophie du dessin de presse, en baissant le niveau d’exigence professionnel. », s’inquiète Pancho en observant le nombre croissant de dessinateurs « auto-proclamés » en ligne. Pour lui, depuis la présidence de Donald Trump, le phénomène s’est intensifié : « on avait tous envie de dessiner sur lui et en même temps, il a déclenché, un terrible phénomène de désinformation. Le tout renforcé par le rôle prédominant des réseaux sociaux. » En 2021, le monde est abreuvé d’images, d’images vites consommées, jetées, oubliées. Parfois, une image se détache et devient le prétexte pour polémiquer politiquement. « Il y a cette idée qu’en permanences les dessinateurs sont potentiellement soumis à des buzz, des revendications et à des menaces, décrit Guillaume Doizy, c’est une épée de Damoclès continuelle au-dessus de leurs têtes. » L’historien constate que les nouveaux censeurs ne sont plus les associations comme cela l’était dans les années 1990, mais les internautes : « la censure se crée désormais sur les réseaux sociaux. » 

© Wozniak

Terre des Droits de l’Homme et des Lumières… Au coeur de l’hexagone, il n’existe pas le délit de blasphème et la jurisprudence protège le droit à l’excès, à l’outrance, à la parodie, lorsqu’il s’agit de fins humoristiques. La France incarne un idéal, un eldorado de la liberté d’expression, mais est-ce une utopie ? « Pays des Droits de l’homme : quand on voit comment sont accueillis les migrants, permettez-moi d’en douter !, s’exclame l’historien, l’État, la loi, la justice protègent les dessinateurs qui publient des caricatures sur Mahomet. Néanmoins, ces dernières décennies, des dessinateurs ont été condamnés pour des caricatures sur les policiers. C’est une liberté d’expression à géométrie variable. » Il est vrai que les temps changent. Beaucoup de dessinateurs d’extrême droite ne peuvent pas s’exprimer comme ils auraient pu le faire pendant l’affaire Dreyfus. Nombre de lois sur le racisme, le négationnisme, l’antisémitisme, instaurées depuis les années 80, limitent l’expression d’un certain nombre d’idées. « Si on avait appliqué la loi d’aujourd’hui au XIXe siècle, il y a tout un pan de l’histoire du dessin de presse qui aurait été totalement effacé. Il n’y aurait pas d’affaire Dreyfus en images ! », explique Guillaume Doizy, en s’empressant d’ajouter qu’il n’est « ni antisémite, ni d’extrême droite »

La précarité face à l’idéal de liberté artistique promis

L’eldorado français de la liberté d’expression, Wozniak, Vera Makina, ou encore Pancho ont voulu y croire. « En Uruguay, je suis passé entre les gouttes. C’était la dictature et les dessinateurs étaient emprisonnés. La liberté d’expression est très importante, j’y suis attaché. Pour moi, la France incarne un idéal de liberté de la presse. Et il faut la protéger comme la démocratie. », annonce Pancho. Wozniak complète : « c’est notre rôle de travailler à cette liberté. » Toutefois,pour Guillaume Doizy, la liberté d’expression est « une espèce d’invariant qui n’existe pas vraiment ». Même si on n’évoque plus les censures administratives et censures d’État, la liberté d’expression n’est pas totale. « La première difficulté pour le dessinateur est de publier ses dessins. La presse est déjà donc un filtre, elle est fabrique de l’information. Elle n’est pas neutre. », analyse-t-il. Il est vrai, il est des multitudes questions d’argent : « Il ne faut pas oublier que la presse française est dirigée par quatre ou cinq milliardaires… Ce n’est pas très démocratique ou éthique. », ajoute Marc Large. Toujours est-il que le combat à la liberté d’expression se mêle à celui plus primaire de pouvoir vivre, tout simplement, de ses dessins. 

© Marc Large

« Le danger aujourd’hui est plus dans la précarité des dessinateurs de presse. Peu de contrat… En permanence sur un siège éjectable… », poursuit Marc Large. Être caricaturiste en 2021 n’est pas une mince affaire. Il existe peu de contrats en CDI, hormis quelques places au Canard Enchainé et à Charlie Hebdo. Mais la plupart des artistes ont des statuts de journalistes pigistes. « En plus, ils sont des aimants à polémiques. Ils peuvent sauter plus facilement, car c’est un risque que peut prendre un journal de diffuser du dessin de presse. », décrit Fabienne Desseux. Peu de postes et nombre dessins qui finissent aux oubliettes… Pancho raconte proposer chaque semaine une centaine de dessins au Canard Enchainé et seule une trentaine sont publiés, « Les autres ? à la trappe pardi ! » Les dessinateurs rencontrés, tous unanimement, sont fiers et reconnaissent leur chance de pouvoir vivre de leur passion. Mais quand on leur parle d’idéal de liberté artistique, ils pensent tous à leurs prochains. Vera Makina a les mots justes : « Il n’y a pas de réelle liberté s’il n’y a pas l’espace pour la création. Au-delà d’une jurisprudence qu’il ne faut pas modifier, des efforts publics pour multiplier les occasions d’expression artistique seraient très bien venus. »

Les traits se veulent amusants et vrais. Leur ADN est de s’engager pour une idée. Mais face à tant de menaces, la profession de caricaturiste résistera-t-elle au temps ? « Un avenir ? Oui ! On est dans une société d’images, le dessin de presse a tout sa place, mais il ne l’a pas trouvé. Toute sa vie, il a provoqué quelque chose. Mais on n’a pas voulu l’institutionnaliser. Il va continuer bon an mal an, toujours et encore ! », prédit Fabienne Desseux. Il est vrai que roi et monarchie n’ont pas survécu, seuls les bouffons semblent avoir perduré. « L’humour est le plus court chemin d’un homme à un autre », les mots de Wolinski, intemporels, rayonnent autour de nous. Telle une étoile, il veille sur ses confrères, bouffons armés pour toujours du lourd fardeau d’amuser, mais surtout d’assurer notre liberté…

Marie Chéreau