En Russie, la liberté d’expression est de plus en plus étouffée depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. En ce temps de guerre, la répression gouvernementale atteint son apogée, avec une interdiction quasi-totale de réfuter les actions de l’armée russe en Ukraine. Une journaliste décide toutefois de frapper contre la machine de propagande poutinienne. Serait-ce le début des soulèvements du peuple ou un dernier souffle de l’opposition russe ?
C’est l’heure de grande écoute sur la Perviy Kanal. Des millions de Russes, allongés sur leurs canapés confortables, regardent le JT du soir, Vrémya. Tels des zombies. Visage de marbre, Ekaterina Andreïeva la présentatrice-vedette de la première chaine russe enchaine les reportages. Ça parle des mesures contre les sanctions imposées par l’Occident, une conséquence de « l’opération spéciale ». Le statique de la télé martèle la propagande habituelle, aucune mention des atrocités que l’État russe, sous les ordres de Poutine, commet dans son « pays-frère ».
D’un coup, il y a un mouvement. Une femme blonde apparait dans le cadre. Derrière la statue d’Andreïeva, elle répète : « Arrêtez la guerre !». Dans ses mains, une grande pancarte avec un message en anglais : « Non à la guerre », « Les Russes contre la guerre » ; puis, en russe, pour les millions des yeux collées aux écrans : « Ne croyez pas la propagande. Ils vous mentent ici ».
Son intervention ne dure que quelques secondes. La présentatrice continue son monologue sans sourciller, robot. Est-elle aussi « zombifiée » ? Volontairement aveugle ? Non. Complice.
Avant même qu’Andreïeva puisse finir sa phrase, l’image change et un reportage est lancé. L’intervention inattendue est rapidement arrêtée par les forces extérieures.

Cette femme qui est si bravement sortie devant la caméra du direct s’appelle Marina Ovsyannikova. Elle travaillait sur Perviy Kanal, en tant que rédactrice. Une des millions des Russes qui s’opposent à la guerre en Ukraine, elle a fait entendre son désaccord en plein cœur de la propagande poutinienne.
Dans une vidéo enregistrée par elle-même et diffusée sur Telegram, Ovsyannikova – dont la mère est russe et le père est ukrainien – explique les raisons derrière cet acte, qui, elle sait, lui coûtera cher. Elle dit s’en vouloir pour avoir laissé sa chaine « laver les cerveaux » de ses spectateurs. Elle avoue également avoir été docile, comme le peuple russe, pendant ces dernières années décisives. Cette docilité, selon Ovsyannikova, a permis à Poutine d’aller jusqu’à la guerre « fratricide » en Ukraine. La conclusion de son message est un appel à ses compatriotes de sortir dans les rues, « ils ne peuvent pas nous attraper tous », rassure-t-elle.
Sans aucun doute, Marina Ovsyannikova a été interpellée après son intervention. Jugée pour avoir « discrédité » les actions de la Russie en Ukraine, l’ancienne rédactrice a été condamnée à payer une amende et qualifiée de « traitre ». Appelée à se réfugier à l’étranger, elle a pourtant refusé, en disant qu’elle ne quittera pas son pays, car elle est « patriote ».
Mais tout le monde en Russie n’a pas la même détermination. Constatant les situations économique, politique et sociale, qui se dégradent de plus en plus, des millions de Russes partent s’installer à l’étranger. Ces gens libres ont choisi l’exode, ne voyant plus de futur dans leur pays natal. Leur départ avait initialement plu au Kremlin, car c’est justement l’opposition qui partait en masse. Le problème : ce peuple constituait aussi la classe moyenne-supérieure et diplômée – la crème de la crème russe. L’une des dernières forces motrices dans la survie de la Nation s’épuise désormais. Selon l’opposant, Mikhaïl Khodorkovsky, le gouvernement de Poutine pourrait bientôt imposer des restrictions sur les départs du pays. À la soviétique. D’ores et déjà, le Kremlin a qualifié de « traitres » ceux qui sont partis.
Un avenir de moins en moins prometteur..?
En ce qui concerne ceux qui restent, ils constituent d’un côté, les derniers opposants à la guerre et les supporters de Poutine de l’autre. Entre les deux, il y en a beaucoup, qui, comme l’a signalé Ovsyannikova, ont peur de s’exprimer. La répression des voix dissidentes ne cesse d’agrandir. Les « traitres » qui osent appeler « l’opération spéciale » en Ukraine « une guerre », peuvent désormais encourir une peine allant jusqu’à 15 ans en prison, selon la nouvelle législation. Une extension de celle-ci a récemment été promulguée avec une sanction similaire s’appliquant à ceux qui « discréditent » les actions du gouvernement russe depuis l’étranger. Conséquence : les derniers médias indépendants, comme la chaine Dozhd ou le journal Novaïa Gazeta, sont contraints de jeter l’éponge. Les journalistes russes partent eux aussi à l’étranger. Venant des rédactions russes et internationales, ils sont déjà plus de 150 à quitter le pays. « Cette décision est forcée, sa raison est l’attaque du régime de Poutine contre la vérité« , s’est exprimé Jamie Fly, le président de Radio Liberty, dont la diffusion a débuté en 1991, sous la demande du premier président russe, Boris Eltsine.
Mais aux restrictions gouvernementales s’ajoute une nouvelle dimension sociale. La situation actuelle ressemble de plus en plus à une guerre civile. La société russe – des familles et des amitiés – est déchirée entre ceux qui soutiennent la guerre et ceux qui l’opposent. Plusieurs proches ne se parlent plus, ce qui empêche le dialogue entre les deux côtés.
Il devient donc de plus en plus difficile de s’opposer aux actions gouvernementales. Toute preuve vidéo des atrocités commises par l’armée russe est systématiquement qualifiée d’intox, inventées par l’Occident, dans les médias gouvernementaux qui sont les seules sources « libres » en l’état actuel des choses. Les citoyens pro-Poutine utilisent ce même argument pour défendre leur position face aux critiques.
Étant donné ce climat tendu, le sacrifice de Marina Ovsyannikova, a-t-il été en vain ? Pour le moment, il est compliqué de donner une réponse concrète. Ses actions lui ont apporté une vague de soutien, y compris de la part des opposants, qui dénonçaient la propagande de Perviy Kanal. Ceux-ci, en particulier, partagent la même position qu’Ovsyannikova et continuent de montrer les vidéos de l’Ukraine en ruines, ainsi que des interviews avec les journalistes et les intellectuels qui condamnent ouvertement la guerre et Poutine, dans l’espoir d’éveiller les esprits des Russes.
Quoi qu’il en coûte, ces derniers opposants semblent déterminés à partager leur message jusqu’à ce que la dernière source d’information « alternative » ne soit fermée et le dernier journaliste indépendant emprisonné ou assassiné…
Par Elissa Darwish
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