Eva Thomas, premier visage à libérer la parole sur l’inceste

Le 7 janvier 2021, Camille Kouchner a relancé le débat sur l’inceste grâce à son livre La Familia grande, et de nombreux témoignages ont suivi sous le #meetooinceste. Il y a plus de 30 ans, c’est Eva Thomas qui a brisé ce tabou. Son passage à la télévision a marqué les esprits, le premier d’une longue lignée.

Lorsque le livre paraît, Eva Thomas l’achète et confie au Monde la joie qu’elle a ressenti : « 2021 commence bien, c’est un petit pas de plus dans la prise de conscience de la société ». En 1986, c’est elle qui a fait ce pas en publiant son livre, Le viol du silence. Elle y raconte l’atrocité qu’elle subit à ses 15 ans : un viol commis par son père. Suite à cette révélation au grand public, elle est appelée le 2 septembre de la même année, à participer à une émission : Les Dossiers de l’écran sur Antenne 2. Sur le plateau, différents invités, tous réunis autour d’un même sujet : l’inceste. Parmi eux trois témoins, deux femmes qu’on ne voit que de dos et une dont le visage est à découvert : Eva Thomas.

« Une envie de sortir de la honte »

Lorsque Alain Jérôme, le présentateur, lui donne la parole, voici ce qu’elle dit en premier lieu : « J’ai choisi de parler à visage découvert parce que j’ai envie de sortir de la honte et j’ai envie de dire aux femmes qui ont vécu ça : « Il ne faut pas avoir honte de ce qu’on a vécu ». Et moi je n’ai plus honte de répondre de mon histoire ». Une honte qui l’a hantée pendant trente ans. Trente ans de silence sur cette histoire, trente ans de culpabilité pour ne pas avoir crié cette nuit-là, trente ans de déni.

« On n’a qu’une envie, c’est d’avoir rêvé »

Eva Thomas

Son histoire la voici en quelques lignes. Alors que la jeune fille intègre une pension religieuse, elle décide de passer l’été au domicile familial. Dans la nuit, son père se glisse sous ses draps et la viole. L’adolescente ne comprend pas qu’il s’agit d’un inceste, juste que c’est interdit. Elle n’arrive pas à se remémorer ces événements. Elle n’a qu’une image : celle de son père se tenant au-dessus d’elle. Néanmoins, même sans le souvenir, elle en reste traumatisée. Cela se traduit tout d’abord par une peur de tomber enceinte. Elle arrête de se nourrir et souffre d’une anorexie pendant 9 mois. Elle garde le secret, sa famille ne doit pas savoir. Le seul à qui elle se confie, c’est le curé de la pension qui lui répond : « Oubliez ça mon enfant ». Elle tente de ranger ce souvenir dans un tiroir scellé. Les années passent, elle n’oublie pas. Devenue jeune femme, elle en parle à son compagnon, futur père de sa fille. Il l’encourage à écrire une lettre à sa famille dans laquelle elle demande à son bourreau la vérité. Quelques jours plus tard elle reçoit une réponse via la poste : il avoue et lui demande son pardon. Elle lui accorde, pourtant ce n’est pas fini.

Elle ressent encore une « rage contre cette société qui admettait la pédophilie ». Elle ne l’admet plus : « dans les années 1970, les pédophiles étaient admis sur les plateaux télé, avaient des tribunes dans les journaux où ils expliquaient qu’avoir des relations avec sa propre enfant relevait de l’initiation sexuelle et était une bonne chose. C’est pour toutes ces raisons que j’ai commencé à écrire mon livre en 1983 » affirme-t-elle dans une interview pour Téléstar en 2019. En 1986, elle « saute dans le vide en allant à cette émission ».

Une libération de la parole

À la fin de l’émission, Eva déclare prendre un risque, notamment pour ses parents. Pour autant, elle s’est « sentie portée par un combat collectif » observe-t-elle plus tard. Elle devient le visage de toutes ces victimes qui ne peuvent parler mais qui, dès ce soir-là, osent avouer l’inavouable. Des femmes ayant la soixantaine appellent le plateau et racontent ce qu’elles ont vécu lorsqu’elles avaient 10 ans. Néanmoins, ce ne sont pas seulement des victimes qui parlent mais aussi des incestueux. Certains appellent en affirmant qu’ils ne comprennent pas pourquoi on parle de l’inceste comme d’un mal. Par exemple ce médecin qui déclare : « Je suis amoureux de ma fille adoptive, ma famille le sait, l’accepte. Pourquoi semez-vous la zizanie dans les familles ? ». Ou encore cet ingénieur : « J’ai des relations quotidiennes avec ma fille de 13 ans, pourquoi empêchez-vous les gens d’être heureux ? ». Ce à quoi Eva Thomas répond : « l’enfant subit une violence, il subit toujours une violence ».

Eva Thomas dans Les Dossiers de l’écran. Source : INA

Ce témoignage est le début d’un changement dans l’histoire de la pédophilie en France et marque à jamais la télévision française. Après l’émission, la jeune femme reçoit des lettres de victimes et parfois même des témoignages directs. Une dame âgée lui confie au marché : « Merci, moi j’ai vécu ça aussi mais je ne l’ai jamais dit à personne. Vous êtes la première ».

Le retentissement de l’émission

Lorsque Les Dossiers de l’écran commence, Alain Jérôme explique que le but n’est « ni de provoquer ni de choquer quiconque, nous voulons simplement étudier ensemble […] un problème qui existe bel et bien et qu’on ne peut ignorer même si on n’en parle que très rarement ». Pour autant, l’émission fait parler d’elle, les articles pleuvent et son effet sur la société est irrémédiable. Pour la première fois dans l’histoire de la télévision française, une chaîne prend le risque du témoignage vivant d’une victime. Résultat : 37% d’audimat, presque le double du western diffusé le même soir par France 3. Les témoignages de victimes, que ce soit dans la presse écrite, à la radio ou à la télé, n’en finissent plus. Aux yeux de la société, l’inceste devient intolérable. Le terme est inscrit dans la loi en avril 2009 et l’histoire ne s’arrête pas là. Récemment, l’Assemblée nationale a voté une proposition de loi qui fixe à 15 ans l’âge du consentement à une relation sexuelle.

Pour voir l’émission : https://www.youtube.com/watch?v=RUk1m7ArV1k

Léa Comyn